Tirer leçon du modèle australien sur les géants du Web

« Dans les prochains jours », le gouvernement Trudeau déposera son projet de loi qui obligera Google et Facebook à dédommager les médias canadiens dont ils relaient les nouvelles. Le pays emboîte ainsi le pas à l’Australie, dont il s’est inspiré pour légiférer. Dans l’attente des moindres détails, décryptage d’un modèle inspirant, mais qui n’est pas sans faille.
Les médias et les experts interrogés par Le Devoir s’entendent d’office : imiter l’Australie est non seulement une bonne idée, mais surtout une mesure nécessaire.
« C’est gagnant pour tout le monde, lance d’emblée le professeur de journalisme à l’UQAM Jean-Hugues Roy. Facebook et Google gagnent à encourager les médias traditionnels, sans lesquels il n’y aurait plus beaucoup de contenu sur leurs plateformes. Ce serait surtout du contenu viral et du divertissement. Les médias gagnent à négocier avec [les géants du Web] pour gagner un peu d’oxygène dans le contexte économique actuel. Et le public est gagnant aussi, parce qu’il s’informe beaucoup sur ces plateformes où on retrouve beaucoup de désinformation », relève-t-il.
Il y a un an, l’Australie a été le premier pays à contraindre les géants du Web à négocier avec les médias une compensation pour l’utilisation de leur contenu d’actualité. Depuis, ces derniers ont des revenus assurés de l’ordre de millions de dollars.
Mais cette loi n’est pas passée comme lettre à la poste. Au départ, Canberra prévoyait imposer un arbitrage aux plateformes numériques si la négociation avec les médias n’aboutissait pas, dans le but d’établir un rapport de force plus équitable. Or, Facebook a aussitôt protesté en bloquant la diffusion d’articles d’information aux utilisateurs australiens, ce qui a suscité un tollé à travers le globe.
Facebook et Google gagnent à encourager les médias traditionnels, sans lesquels il n’y aurait plus beaucoup de contenu sur leurs plateformes. Ce serait surtout du contenu viral et du divertissement.
Le réseau social a ensuite fait marche arrière, après avoir trouvé un compromis avec le gouvernement australien. Ce dernier a donné plus de temps à Google et à Facebook pour conclure des ententes avec certains médias et ainsi éviter un arbitrage contraignant qui aurait fixé le seuil des redevances.
Pas parfait
Bien qu’inspirant, le modèle australien n’est toutefois pas parfait, estime le professeur, qui préconise d’apprendre de ses failles avant d’en faire un simple copier-coller au Canada. « Il faudrait veiller à ce que les sommes recueillies soient distribuées pour la production de contenus journalistiques plutôt qu’elles servent juste à enrichir les dirigeants de grands groupes médiatiques comme Postmedia ou Québecor », prévient-il.
« C’est important que les médias émergents et plus nichés trouvent des conditions avantageuses dans ce modèle et que ce ne soit pas juste une prime pour les principaux acteurs. Ça déstabiliserait le marché », renchérit le directeur du Devoir, Brian Myles. Il donne l’exemple du groupe de presse australien News Corporation, de Rupert Murdoch, qui détient entre autres le Wall Street Journal, le New York Post, The Times, The Sun et The Australian. Le groupe a reçu des sommes importantes de la part de Google en contrepartie de ses contenus. « Les conglomérats ont eu la plus grosse part du gâteau. »
Las d’attendre après la mise en application d’une loi au pays, Le Devoir a déjà conclu des ententes avec Facebook et Google cette année, à l’instar d’une dizaine d’autres médias à travers le Canada. Celles-ci concernent toutefois des projets précis et non l’ensemble des contenus d’actualité qui se trouvent sur ces plateformes numériques. Le projet de loi proposé par le gouvernement Trudeau à ces entreprises de presse leur permettra certainement d’aller chercher davantage de revenus des géants du Web.
Négociations
Chez les intervenants interrogés, les critères de négociation se retrouvent aussi au cœur des préoccupations. « Est-ce qu’on va avoir la possibilité de faire des négociations groupées ? Les acteurs de taille intermédiaire et de petite taille n’ont pas forcément les ressources financières pour être bien accompagnés et conseillés dans le cadre de telles négociations », soutient Stéphane Lavallée, directeur général de la Coopérative nationale de l’information indépendante, qui fait partie des médias ayant déjà des ententes.
De son côté, Brian Myles espère que chacun pourra choisir de négocier avec ses pairs ou individuellement. « Certains vont peut-être être mieux servis par eux-mêmes. Il y a tellement une disparité de modèles d’affaires dans les médias que je ne sais pas si la négociation collective peut répondre à l’ensemble des besoins. »
« Présentement, ce qui est très discutable, c’est qu’on est plusieurs à avoir signé des accords avec Google et Facebook, mais nos ententes sont confidentielles. C’est difficile de se situer par rapport aux autres médias. Ça n’amène pas beaucoup d’éclairage et ça ouvre la porte aux iniquités », ajoute de son côté Stéphane Lavallée, se montrant ouvert à ce que les montants définis dans de futures ententes soient publics.
Chose certaine, le projet de loi ne réglera pas la crise des médias, affirme le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Michaël Nguyen. « Ça va être une petite victoire, et on va la prendre, mais il restera encore beaucoup à faire pour que les médias remontent la pente et puissent être certains de leur survie. »