Le harcèlement, fléau du journalisme

Selon un récent sondage Ipsos, plus de 70% des professionnels de l’information canadiens ont affirmé avoir été victimes de harcèlement dans la dernière année.
Photo: Hubert Hayaud Le Devoir Selon un récent sondage Ipsos, plus de 70% des professionnels de l’information canadiens ont affirmé avoir été victimes de harcèlement dans la dernière année.

Menaces, harcèlement, agression : les violences envers les professionnels des médias n’ont jamais été aussi fortes que durant la pandémie avec la croissance des mouvements complotistes. Mais quelles sont les solutions qui s’offrent à eux pour préserver leur santé physique et mentale ? Ce questionnement était au cœur des discussions dimanche, lors du congrès annuel de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).

« Ça doit pas être facile d’être dans tes shorts et de démarrer ta voiture, tu dois avoir la chienne. » C’est un des nombreux messages haineux qu’a reçus dans la dernière année le journaliste de La Presse Tristan Péloquin. Des menaces à peine voilées puisque des dessins de bombes accompagnaient ces mots.

« Je ne peux pas dire que j’ai eu peur parce que je me doutais que c’était inoffensif. Mais sur le long terme, ça a eu un impact psychologique. [Ça] me travaille. Je suis devenu hypervigilant, je regarde autour de chez nous en sortant pour être sûr qu’il n’y a pas de voiture [qui me suit] », a confié le journaliste invité à prendre la parole lors d’un panel sur le sujet.

À ses côtés, la journaliste indépendante Camille Lopez, qui débusque et déconstruit les fausses nouvelles pour différents médias, a raconté vivre aussi du harcèlement. Un exemple marquant ? La « campagne de salissage » dont elle a été victime sur les réseaux sociaux après avoir publié dans L’Actualité, en mars 2020, une enquête sur Maison Jacynthe qui faisait la promotion de faux traitements contre le coronavirus.

Recevoir quotidiennement des messages haineux et voir son nom sali sur Twitter et Facebook a beaucoup joué sur son moral, dit-elle. À tel point qu’elle se demande parfois si elle devrait reformuler des passages de ses textes pour s’éviter « une nouvelle vague de haine ». « Ce n’est pas de l’autocensure, mais j’y pense à deux fois avant d’écrire. »

Les histoires de Tristan Péloquin et de Camille Lopez sont loin d’être des exceptions. Dans un récent sondage Ipsos, mené au nom d’une douzaine d’organisations médiatiques du Canada, plus de 70 % des professionnels de l’information ont affirmé avoir été victimes de harcèlement dans la dernière année. Si la cyberintimidation est de loin la forme la plus courante, les attaques physiques sont de plus en plus fréquentes.

On se souvient d’ailleurs de Kariane Bourassa, la journaliste de TVA Nouvelles qui a été enlacée contre son gré par des manifestants anti-masque à l’été 2020, en plein direct. Son collègue Yves Poirier s’est quant à lui plusieurs fois fait intimider et insulter lorsqu’il était en ondes, un manifestant ayant même lancé une canette de bière dans sa direction.

« Ce sont des comportements inacceptables […] et très préoccupants », a déploré le président de la FPJQ, Michael Nguyen, qui faisait aussi partie du panel. Celui qui est également journaliste judiciaire au Journal de Montréal a lui-même été agressé en novembre dernier, au palais de justice de Montréal. Un accusé « frustré » de voir une présence médiatique pour parler de son dossier lui a donné un coup de pied. Poursuivi, l’homme a récemment plaidé coupable pour voie de fait.

Porter plainte, la solution ?

« Il ne faut pas hésiter à porter plainte », a conseillé à ses membres Michael Nguyen, témoignant de sa propre expérience. Dans les deux dernières années, une personne a plaidé coupable de menaces de mort envers lui et trois autres ont signé des interdits de contacts à la suite de comportements harcelants.

Camille Lopez s’est toutefois montrée sceptique devant cette avenue. Elle a rapporté la difficulté qu’elle a rencontrée en 2018 lorsqu’elle a voulu porter plainte contre un sympathisant de l’extrême droite qui l’avait menacée. Il a fallu qu’il révèle son adresse aux internautes et les encourage à la violenter pour que la police prenne sa plainte au sérieux. « Il y a des lacunes au niveau des forces de l’ordre, du système de justice. Moi, je me sens sans ressource parfois [face] à ce que je reçois. »

Tristan Péloquin croit néanmoins qu’« une pandémie plus tard, et avec des événements semblables, les policiers semblent plus à l’écoute » pour ce type de dossier. Il a pour sa part porté plainte contre un anti-masque qui avait diffusé son numéro de téléphone sur les réseaux sociaux. Sa plainte s’est soldée par une ordonnance de non-communication. Seul problème, la décision joue finalement contre lui : « Il ne peut pas s’approcher de moi, donc je peux difficilement couvrir des manifestations où il est présent. »

Pour y faire face

 

Aussi invité à la table des discussions, Jean-François Belzil, directeur de la sécurité de l’International Women’s Media Foundation, a proposé plusieurs initiatives aux journalistes pour les aider à affronter la situation. Par exemple, créer deux comptes Facebook — en modifiant le nom de leur compte personnel pour empêcher leurs détracteurs de trouver des informations personnelles sur eux — ou encore utiliser un téléphone spécialement pour le travail et garder son numéro personnel privé. Il a aussi expliqué des méthodes pour vérifier si l’on est suivi.

Si des employeurs se montrent présents pour aider leurs journalistes, difficile toutefois de gérer les réponses que ces derniers reçoivent sur Twitter ou Facebook. C’est le rôle des multinationales à la tête des réseaux sociaux, croit Michael Nguyen. « Elles ont les moyens, avec leurs algorithmes, de créer un filtre elles-mêmes [pour lutter contre la haine]. » Encore faut-il réussir à les convaincre de le faire. « Ça reste de la monétisation, de l’engagement, peu importe le contenu, pour elles. »

Des honneurs

Le journaliste indépendant Patrice Senécal, qui collabore notamment pour Le Devoir, a reçu samedi soir la bourse Arthur-Prévost, remise à un journaliste prometteur de la presse écrite, qui œuvre dans le métier depuis moins de cinq ans. Le jury a été impressionné par son profil « hors du commun », le jeune journaliste ayant décidé de faire du journalisme international, en Europe, dès le début de sa carrière, pour couvrir des sujets dont on n’entendrait pas parler autrement. Une mention d’honneur a aussi été octroyée à Léa Carrier, journaliste à La Presse, pour son « implication dans le métier dès le secondaire, la qualité de son écriture et la pertinence des articles déposés ». La reporter Carole Beaulieu a pour sa part reçu le prix Judith-Jasmin hommage, qui souligne l’ensemble de sa carrière. Mme Beaulieu a été journaliste au Devoir de 1984 à 1988 avant de rejoindre L’Actualité où elle a été, au fil des années, journaliste, rédactrice en chef puis éditrice jusqu’en 2017. Elle a ensuite été chroniqueuse à Radio-Canada et conseillère stratégique pour Mish-Mash collectif expérientiel. Depuis 2020, Mme Beaulieu est chargée de cours invitée à l’UQAM et médiatrice pour le Conseil de presse du Québec.


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