La plateforme bien-être, nouvel eldorado des grandes chaînes

Avec «Kekou la mode», sur Noovo Moi, Mathieu Dufour part à la découverte d’un milieu qui le fascine : la mode, et entraîne avec lui des invités dans sa folle conquête, telle l’ex-mannequin Ève Salvail.
Photo: Noovo Moi Avec «Kekou la mode», sur Noovo Moi, Mathieu Dufour part à la découverte d’un milieu qui le fascine : la mode, et entraîne avec lui des invités dans sa folle conquête, telle l’ex-mannequin Ève Salvail.

Plus que jamais au Québec, les grandes chaînes de télévision investissent les créneaux lucratifs du bien-être et du lifestyle à travers de nouvelles plateformes numériques. Une concurrence féroce se profile à l’horizon entre les diffuseurs, mais ce sont les magazines qui pourraient le plus en pâtir.

« Bien plus qu’un intérêt, c’est maintenant une nécessité pour les chaînes de télévision de se retrouver aussi sur le Web avec des contenus qui rejoignent les gens », lance Pierre Barrette, directeur de l’École des médias de l’UQAM et spécialiste de la télévision québécoise.

Les chaînes généralistes semblent s’être passé le mot dernièrement. On connaissait depuis 2018 déjà laplateforme Cuisinez de Télé-Québec, qui propose aux internautes des recettes, des conseils et des rediffusions des émissions culinaires phares de la chaîne. En février dernier, c’était au tour de Radio-Canada de lancer sa propre plateforme vouée à l’alimentation, Mordu. On y trouve là aussi des recettes, des vidéos sur des savoir-faire en cuisine, des découvertes d’ici et d’ailleurs ainsi que les émissions culinaires du diffuseur public. Pour remplir son mandat d’informer (et de divertir), le site propose aussi de l’actualité sur ce milieu.

« On avait un héritage extraordinaire [dans ce domaine] en télévision depuis les années 1950. Ricardo, Daniel Vézina, Geneviève O’Gleman et j’en oublie. […] Puisque les contenus étaient parsemés, on a voulu tout rassembler au même endroit pour simplifier la vie des gens », explique Maxime St-Pierre, directeur général des médias numériques à Radio-Canada.

Dans la foulée, Noovo Moi a fait son apparition au mois d’avril. La plateforme propose des contenus plus variés, prenant la forme d’un magazine en ligne : cuisine, mode, voyage, décoration, horoscope, santé et bien-être. Là encore, le but était de rassembler en un seul lieu sept sites existants de Bell média, soit Canal Vie, Fraîchement pressé, Sympatico, Look du jour, Muramur, VoyageVoyage et En vedette.

« En devenant propriétaire de V et en lançant Noovo, on avait vraiment la volonté de développer une marque multiplateforme, avec des contenus d’information et de divertissement », souligne Suzane Landry, vice-présidente au développement de contenu, à la programmation et à l’information chez Bell média.

Québecor média, qui possède TVA, a emboîté le pas. Sa filiale Vidéotron lancera plus tard cette année sa propre plateforme numérique, VRAI, qui compte aussi axer ses contenus sur le style de vie, le divertissement et les documentaires.

On avait un héritage extraordinaire [dans ce domaine] en télévision depuis les années 1950. Ricardo, Daniel Vézina, Geneviève O’Gleman et j’en oublie. […] Puisque les contenus étaient parsemés, on a voulu tout rassembler au même endroit pour simplifier la vie des gens.

 

Marché « illimité »

Du vu et revu, diront ceux qui sont déjà abonnés à des magazines comme Clin d’œil, Véro ou encore Coup de pouce, sans compter les nombreux sites, blogues et comptes Instagram déjà bien implantés dans le milieu. Et pourtant, le marché est loin d’être saturé, note Colette Brin, directrice du Centre d’études sur les médias de l’Université Laval.

« C’est un marché illimité. Il y aura toujours quelque chose de nouveau, d’original, des tendances différentes à suivre », dit-elle. La pandémie a d’ailleurs renforcé l’intérêt des Québécois pour ce type de contenu « art de vivre », selon elle. Nombreux sont ceux qui ont cherché des conseils pour cuisiner leur propre pain, faire du yoga à la maison ou commencer un potager.

Que les grandes chaînes de télévision lancent leur plateforme ne lasurprend donc pas outre mesure. « Ces contenus sont des vaches à lait pour les médias traditionnels. Plusieurs l’ont compris depuis longtemps et ont créé des sites Web ou des applications consacrés à ça », poursuit-elle, citant en exemple la BBC ou le New York Times.

Pour Pierre Barrette, de l’UQAM, les chaînes télévisées ont surtout besoin de renforcer leur présence sur Internet afin d’absorber le déclin de la télévision. En gardant un lien avec le public dans un format différent, elles continuent de susciter l’intérêt des annonceurs. « Elles ont encore besoin de publicité pour vivre. Mais la publicité va là où les gens se trouvent : sur Internet. Ces plateformes numériques deviennent donc une forme d’extension commerciale. »

Sandrine Prom Tep, professeure de marketing numérique à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM, abonde dans le même sens. « Créer du contenu sur le Web, c’est la façon la plus efficace et rentable à long terme pour se retrouver en premier dans les moteurs de recherche », note-t-elle. D’ailleurs, il suffit de chercher une recette au hasard sur Internet, un pouding chômeur par exemple, pour tomber en premier sur le site de Ricardo, suivi de près par Mordu — qui a justement intégré les recettes de l’animateur sur son site — et de Cuisinez quelques résultats plus loin.

Photo: Radio-Canada Ricardo Larrivée à la barre de son émission «Ricardo», offerte sur Mordu

« L’avantage pour les grands diffuseurs, c’est qu’ils ont une image de marque et inspirent donc la confiance, la qualité, la crédibilité, ajoute Colette Brin. Ils ont aussi des ressources importantes pour créer du contenu et s’appuyer sur des têtes d’affiche. […] On va bien plus cliquer sur un site menant aux recettes de Ricardo que sur un blogue méconnu. »

Nul doute que la concurrence sera féroce entre ces nouvelles plateformes numériques pour s’associer avec le plus de vedettes possible et ainsi rejoindre un plus large public. Mais ce sont surtout les magazines qui risquent d’en souffrir, croit Mme Brin. « Quand il y a plus d’acteurs sur un marché, il y a toujours quelqu’un qui va en pâtir », assure-t-elle, rappelant à quel point l’arrivée des sites spécialisés, des blogues et des influenceurs dans ce créneau « art de vivre » a déjà grandement affaibli les magazines dans les dernières années. Les annonceurs ont tranquillement délaissé le papier pour le Web.

« L’arrivée de ces nouvelles plateformes appartenant à de grandes chaînes risque d’être un nouveau coup dur, poursuit-elle. Noovo Moi, Mordu et les autres simulent vraiment un environnement de magazine sur le Web. Ça donne moins de chance aux petits joueurs et à ceux qui voudraient se lancer à l’avenir. »

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