Les vidéos de chats au cœur d’une querelle à Ottawa

L’avenir des « vidéos de chats » — et de tout autre contenu téléversé par des utilisateurs — est-il vraiment compromis par le retrait d’un article du projet de loi C-10 sur les géants du Web ? Le gouvernement Trudeau assure que non. Mais les conservateurs craignent que la modification revienne à « censurer l’Internet ». Et dans l’immédiat, la divergence met l’étude de C-10 sur pause.
La querelle fait rage depuis plusieurs jours à Ottawa. Ce que prétendent les conservateurs « est totalement faux », s’indignait mardi la secrétaire parlementaire du ministre du Patrimoine canadien, Julie Dabrusin.
« Les libéraux ont ouvert une brèche inacceptable », rétorque Alain Rayes, critique conservateur de ce dossier. « Et on dit simplement qu’on veut un nouvel avis juridique » de la part du ministre de la Justice pour vérifier la conformité du projet de loi remanié avec la Charte canadienne des droits et libertés.
Même si les néodémocrates et les bloquistes ne partagent pas les craintes des conservateurs quant à une « menace à la liberté d’expression », les deux partis soutiennent l’idée de demander un avis de conformité au ministre David Lametti.
Et selon ce que les trois partis indiquaient mardi, ils devraient voter plus tard cette semaine pour une motion demandant la suspension de l’étude du projet de loi pour 10 jours — le temps de recevoir l’avis juridique. Le ministre Lametti ne pouvait préciser mardi si le retard est raisonnable. « Nous allons laisser le comité finir son travail [d’étude du projet de loi] et agir en conséquence », a indiqué son attachée de presse.
Utilisateurs
À la source du bras de fer politico-partisan : la décision du gouvernement de retirer du projet de loi C-10 un article qui excluait du champ d’application de la loi les contenus téléversés par un utilisateur vers une entreprise en ligne fournissant un service de média social. C’est ici que l’exemple des toujours populaires vidéos de chats s’insère. Mais pas seulement lui.
« À la lumière des témoignages entendus au cours du processus d’examen en comité [parlementaire], il est apparu clair que cette exclusion était trop large, puisqu’elle excluait des plateformes comme YouTube lorsqu’elles agissent comme diffuseurs de musique », expliquait mardi le ministre du Patrimoine, Steven Guilbeault.
Ainsi, comme cela était rédigé à l’origine, C-10 n’aurait pas eu d’effet sur « les contenus professionnels mis en ligne par les professionnels du secteur », note Jérôme Payette, directeur général de l’Association des professionnels de l’édition musicale (APEM).
Ce qui veut dire par exemple que toutes les chansons mises en ligne par une maison de disques sur YouTube auraient été considérées comme provenant d’utilisateurs individuels. Et pour cette part importante de ses activités, YouTube (« le service de musique en ligne le plus important au Canada », rappelle M. Payette) n’aurait pas eu de comptes à rendre en regard de la loi.
Rappelons que celle-ci veut assujettir les entreprises de diffusion de contenu en ligne à certaines obligations. Entre autres celles de « favoriser la découvrabilité » des produits culturels canadiens et d’« effectuer des dépenses » qui appuieront la production culturelle locale.
Supprimer l’article
Les libéraux ont donc proposé de supprimer l’article controversé. Selon le ministre Guilbeault, son retrait ne change rien au fait que « les personnes qui [téléversent] du contenu sur des plateformes de médias sociaux comme Facebook ou TikTok ne sont pas considérées comme des radiodiffuseurs » — et ne sont donc pas assujetties à la loi.
Mais les conservateurs ne le voient pas du même œil. « Les libéraux de [Justin] Trudeau ont supprimé une section de leur propre projet de loi qui protégeait les utilisateurs individuels, faisant en sorte que les Canadiens qui utilisent leur téléphone sont sujets à des pouvoirs gouvernementaux vastes et vagues sur la réglementation de leur utilisation d’Internet », affirme-t-on du côté de l’opposition officielle.
Au moins deux experts soutiennent l’interprétation des conservateurs. « En retirant l’article, tout le contenu provenant d’utilisateurs […] deviendrait réglementé par le CRTC [Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes] », estime notamment Michael Geist, titulaire de la Chaire en droit d’Internet.
Les personnes qui [téléversent] du contenu sur des plateformes de médias sociaux comme Facebook ou TikTok ne sont pas considérées comme des radio-diffuseurs.
Sauf que, dans une lettre envoyée au Devoir, Monique Simard et Pierre Trudel — qui étaient membres du Comité fédéral sur la révision des lois sur la radiodiffusion — affirment le contraire. Ils associent le discours conservateur à une « campagne de désinformation ».
« Avec la disposition telle que rédigée [au départ], YouTube, le premier service de musique en ligne au Canada, aurait été exempté de la loi, mais pas Spotify, Apple Music et Qub Musique, même si on peut écouter la même chanson sur ces plateformes, disent les deux experts. Cette faille […] devait être corrigée. »
Mais le retrait de l’article litigieux « n’induit aucun risque de voir un jour le CRTC se mettre à réglementer les vidéos émanant d’individus “fiers-de-leur-nouveau-petit-chat” », soutiennent Mme Simard et M. Trudel.
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La lettre de Monique Simard et Pierre Trudel «Pas de risque pour la liberté d'expression avec le projet de loi C-10»Les remous ont quant même incité le ministre Guilbeault à promettre lundi « un autre amendement qui renforcera cet élément ». En coulisses, les libéraux se disent furieux de ce qu’ils considèrent comme des tentatives pour retarder l’étude et l’adoption du projet de loi — la perspective d’élections à l’automne pourrait faire mourir C-10 au feuilleton.
On aurait aussi souhaité que le ministre Lametti pose un nouveau regard sur le projet de loi seulement à la fin de l’étude — près de 118 amendements ont été proposés depuis son évolution initiale.
« Les conservateurs s’opposent au projet de loi et c’est idéologique, répond le député bloquiste Martin Champoux, critique du parti en matière de culture. Mais il y a quelque chose de légitime dans leur demande. C’est sur la table : on doit régler ça. » Même écho auprès du néodémocrate Alexandre Boulerice. « Il faut calmer le débat. »
La prochaine réunion du comité parlementaire est prévue jeudi soir.