Troisième lieu et quatrième pouvoir unis contre les «fake news»

La bibliothèque publique porte plusieurs étiquettes, elle qu’on surnomme parfois « le troisième lieu », soit un espace de vie après la maison et le travail. L’une des plus éloquentes revient à la journaliste Susan Orlean, bien connue pour son livre The Orchid Thief (devenu à l’écran Adaptation, de Spike Jonze) et, plus récemment, pour The Library Book, sur l’incendie qui ravagea la Bibliothèque centrale de Los Angeles le 29 avril 1986. Pour elle, une bibliothèque, c’est d’abord et avant tout « un foyer hors de chez soi ». Il y a pas mal de monde dans ce foyer, si l’on en juge par les chiffres les plus récents de l’Institut de la statistique du Québec : en 2018, 2 701 955 usagers inscrits ont emprunté 43 078 599 livres imprimés et posé 2 273 170 questions de référence.
Quant au nombre de visites dans ces lieux, les tourniquets en ont compté 28 764 191, soit moins que les incursions virtuelles (38 671 305) ; les statistiques de 2020, une année pandémique, risquent fort d’accentuer cette dernière tendance.
Ces statistiques — à relativiser puisque la population du Québec compte huit millions d’habitants — témoignent d’une soif d’information et de connaissances que peuvent combler aussi bien les bibliothèques que les médias. Or, ces deux mondes semblent bien installés sur leur île, le premier servant surtout de courroie de transmission au second. Après la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur (le 23 avril) et tout juste avant celle de la liberté de la presse (le lundi 3 mai), ces plaques tectoniques pourraient-elles se rapprocher ?
Le journaliste recherche la vérité, et nous aussi
Mathieu-Robert Sauvé, dont le plus récent essai porte sur la crise actuelle des médias et la crise existentielle des journalistes (Le journaliste béluga. Les reporters face à l’extinction), croit que les gens de sa profession ont tout à gagner à se rapprocher du milieu des bibliothèques et des bibliothécaires. Dans un texte publié en janvier dernier dans les pages du Devoir, inspiré de ses recherches universitaires sur l’impact des fausses nouvelles, il présente les états d’âme de ces passeurs de savoirs, sondés à ce sujet — comme il l’avait fait précédemment pour les représentants du quatrième pouvoir.
« Ils en avaient encore plus à dire que les journalistes, écrit, étonné, le prolifique auteur (La violence des agneaux. La vie et l’œuvre de Richard E. Tremblay, Le stress d’une vie. L’étonnant parcours du Dr Hans Selye, découvreur du stress). Non seulement j’ai découvert des gens très engagés, mais ils ont souvent pris des initiatives dans leur village, leur quartier, avec des ateliers, des conférences, pour contrer la désinformation. Ils sont des alliés indispensables de l’information de qualité, et donc des journalistes. »
Une analyse que la bibliothécaire Sylvie Michaud partage, comparaisons à l’appui. « Le journaliste recherche la vérité, et nous aussi, affirme celle qui œuvre depuis 12 ans à la bibliothèque Françoise-Bédard de Rivière-du-Loup. Au moment de donner l’information, nous ne pouvons pas y ajouter notre avis personnel. Autre parallèle avec les journalistes ? Les sources ! C’est dans notre ADN : il faut donner au moins deux sources [lors d’une question de référence]. » Et elles doivent être fiables, et non pas puisées dans la grande encyclopédie de la vie, comme cela se fait très souvent dans certaines plateformes et autres forums de discussions.
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Mathieu-Robert Sauvé s’en désole, et il n’est pas le seul : le métier de bibliothécaire est largement méconnu et, selon lui, ces professionnels devraient davantage se faire entendre. Ève Lagacé, directrice générale de l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ), s’en désole aussi, mais ce silence, selon elle, n’a rien de nébuleux. « Ce sont le plus souvent des employés municipaux ou scolaires tenus à un devoir de réserve. Mais l’ABPQ, elle, possède cette liberté de parole et fait pression auprès des élus pour qu’ils comprennent le rôle d’une bibliothèque. »
Selon Mme Lagacé, tous les métiers sont importants en ce lieu, mais les usagers ont tendance à les confondre. « Il faut savoir, enchaîne la directrice générale, que le bibliothécaire ne va pas seulement trouver l’information, mais montrer aux usagers comment la chercher, comment évaluer sa fiabilité ou comment interroger les sources. » Nous sommes loin, bien loin, de ce monsieur ou cette dame un peu grincheux imposant le silence de façon dictatoriale, même si ce cliché semble tenace.
Il faut savoir que le bibliothécaire ne va pas seulement trouver l’information, mais montrer aux usagers comment la chercher, comment évaluer sa fiabilité ou comment interroger les sources
« Dérangez-nous ! » : tel pourrait être leur slogan, et Sylvie Michaud a déjà vu un collègue l’inscrire en toutes lettres sur son bureau. « L’information, la recherche, c’est ce qui nous motive, et il n’y a rien de plus triste que de voir des usagers perdre leur temps à chercher : les outils de recherche sur Internet sont très conviviaux, mais si les gens venaient vers nous, ils gagneraient du temps », estime celle qui a également travaillé à la Bibliothèque de la santé de l’Université de Montréal.
« Un citoyen bien informé est un citoyen en meilleure santé, plus prospère et plus heureux », affirme Maryse Trudeau, directrice de la médiation documentaire et numérique à Bibliothèque et Archives nationales du Québec. C’est sans doute pourquoi cette bibliothécaire s’intéresse depuis longtemps à l’éducation aux médias et croit que les bibliothèques publiques ont un peu tardé à en faire une priorité. « L’élection de Donald Trump a mobilisé les bibliothécaires américaines, et nous par la suite », comme pour souligner qu’à quelque chose malheur est bon.
Un intérêt révélateur
Sensible à tout ce qui favorise la littératie médiatique, dont le programme « 30 secondes avant d’y croire », une initiative de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, Maryse Trudeau trouve regrettable que les journalistes ne s’appuient pas davantage sur les bibliothécaires. « Que vous vous intéressiez au sujet, maintenant, me semble révélateur », tient-elle à préciser. Mais elle admet du même souffle que les gens de sa profession doivent prendre leur place.
« En 2018, la tenue d’un colloque organisé par la TELUQ [Pour en finir avec les fausses nouvelles. L’avenir des politiques et des pratiques en éducation aux médias] à la Grande Bibliothèque nous a fouettés, se souvient Maryse Trudeau. Il n’y avait que deux ou trois bibliothécaires dans la salle ; aujourd’hui, nous serions beaucoup plus nombreux à y assister. »
Un citoyen bien informé est un citoyen en meilleure santé, plus prospère et plus heureux
Et pour prouver à quel point journalistes et bibliothécaires sont « complémentaires », BAnQ a conçu de nouveaux outils pour débusquer les mensonges et promouvoir les sources dignes de foi, dont « Comment repérer les fausses nouvelles », tout en continuant de promouvoir les plus anciens. « Les bibliothèques offrent des ressources que les gens ne peuvent se payer, Compendium par exemple. Si on vous prescrit un médicament et que vous désirez connaître tous ses effets, l’information est accessible, gratuite et fiable. »
Alors que 20 % des municipalités québécoises pourvues d’une bibliothèque n’ont ni bibliothécaire ni technicien en documentation, dit Mme Lagacé, la promotion des missions culturelles, éducatives et citoyennes du troisième lieu sont plus importantes que jamais. « Si l’écosystème du journaliste béluga est menacé, ce n’est certainement pas la faute des bibliothécaires », affirme Mathieu-Robert Sauvé. Mais dans cette quête de vérité (par rapport aux fausses nouvelles) et de légitimité (pour assurer la liberté de presse et la libre circulation des idées), les deux espèces ont tout intérêt à cohabiter davantage.
Extrait d’un discours de René Lévesque
« Quelqu’un qui n’est pas informé, qui n’a pas le minimum vital d’informations, est un esclave. Il se fait manipuler par la presse, par la propagande, par n’importe qui, n’importe quand et n’importe comment. C’est la version moderne de ce qu’était l’esclave de l’Antiquité. Ses chaînes sont invisibles, les chaînes du manque de connaissance des faits et de la réalité qui l’affectent. »
Allocution prononcée par l’ex-premier ministre du Québec le 8 juin 1978, lors du congrès des hebdos régionaux à Pointe-au-Pic.