L’offensive contre l’empire Murdoch s’organise

La réputation exécrable du magnat des médias Rupert Murdoch n’est plus à faire. Le fondateur de News Corp. et de Fox News, caisse de résonance du trumpisme, a été décrit comme « l’homme le plus dangereux » du monde (Ted Turner, créateur de CNN), traité de « racaille » (le magazine Rolling Stone) et de « danger public» (The Guardian). « Il nous a tous empoisonnés », titrait récemment un blogue sur le journalisme.
L’ex-premier ministre de l’Australie Kevin Rudd y va de sa propre métaphore négative en disant que Rupert Murdoch, qui exerce un quasi-monopole sur la presse de son pays, est un « cancer de notre démocratie ». Il a lancé le 12 octobre sa proposition sociothérapeutique sous la forme d’une pétition contre la prédominance de News Corp. La requête populaire vise en fait la création d’une commission royale sur la diversité médiatique en Australie. Les signataires se sont pointés en surnombre.
« J’ai dit que Murdoch était un cancer de notre démocratie il y a plusieurs années, répète M. Rudd en entrevue au Devoir. La pétition s’appuie sur cette dénonciation. Avoir réussi à accumuler plus de 500 000 signatures en 28 jours, établissant un record au parlement, en dit beaucoup sur ce que les Australiens pensent et ressentent. Comme le système électronique parlementaire ne pouvait supporter l’afflux de participants, on en était probablement autour d’un million de signatures en moins d’un mois. C’est du jamais vu. Les gens en ont assez de cette domination médiatique et de ses conséquences dans la vie du pays. »
M. Rudd n’est pas le seul ancien dirigeant politique à déplorer l’état des médias dans son pays et dans le monde. Un autre ex-premier ministre australien (de 2015 à 2018), le libéral Malcolm Turnbull, l’a rejoint dans cette lutte en signant la pétition.
L’ex-président Barack Obama, lui, tire à boulets rouges sur les médias sociaux depuis quelques semaines. Il leur reproche de renforcer l’idée que les faits ne comptent pas. M. Rudd ne nie pas l’importance de ces nouveaux moyens de dissémination de la désinformation. Sa pétition souhaite d’ailleurs que le Parlement étudie « l’impact des plateformes mondiales comme Facebook, Google et Twitter ». Il ajoute toutefois que « le premier propagandiste des fausses nouvelles demeure Rupert Murdoch ».
Contrôler le discours public
M. Rudd donne deux raisons pour justifier son attaque rageuse contre l’empire News Corp.
Contenant. Il évoque d’abord la position monopolistique du groupe. « Murdoch est devenu de plus en plus dominant en Australie au cours de la dernière décennie », dit-il.
News Corp. Australia possède en tout ou en partie environ 140 journaux d’envergures nationale, métropolitaine ou régionale, des magazines, des sites Internet et des réseaux de télévision, dont Sky News, jouant là-bas le rôle de Fox News aux États-Unis. « Dans certaines zones du pays, l’empire contrôle 100 % des médias d’information, dit M. Rudd. Cette domination est donc devenue antidémocratique. Elle permet de contrôler le discours public, les faits comme les opinions. »
La pétition demande aux parlementaires de se pencher sur l’impact des lois australiennes concernant la propriété des médias. La requête vise aussi les modèles d’affaires des services d’information.
Contenu. La seconde raison d’être de la pétition vise l’orientation idéologique du monopole, « son abus » comme le dit l’ex-premier ministre, le contenu quoi, déversé par le contenant. « News Corp. fait la promotion constante d’un programme très conservateur [far right] en Australie qui nie par exemple les changements climatiques, et devient de plus en plus catastrophique dans notre société », résume M. Rudd.
Les médias du groupe ont notamment minimisé l’importance de la catastrophe incendiaire de l’été dernier, en refusant d’établir des liens avec les changements climatiques. L’Australie offre un cas d’espèce d’alliance des sphères politique et médiatique pour fabriquer un consensus autour du climatoscepticisme et du négationnisme climatique. Le record précédent de signatures amassées par une pétition politique, établi en 2019, demandait au Parlement de reconnaître l’urgence climatique.
L’empire sert essentiellement à défendre une vision hyperconservatrice sur les questions climatiques, mais aussi sur le plan fiscal. « Rupert Murdoch ne veut pas payer d’impôt, dit l’ancien leader socialiste. Le reste du monde anglophone devrait retenir la leçon. Le Canada et la Nouvelle-Zélande sont dirigés par des gouvernements progressistes, et News Corp. n’est pas actif sur le plan médiatique dans ces pays. Ça me semble assez parlant. »
La puissance de frappe de News Corp. s’étend par contre au Royaume-Uni et aux États-Unis. Au début du siècle, le groupe a soutenu l’entrée en guerre en Irak par le gouvernement Blair au côté des Américains de George Bush. Les essais et les documentaires s’empilent sur le rôle de Fox News dans l’élection de Donald Trump en 2016 et l’appui à son gouvernement.
« Fox News, comme microphone et chambre d’écho, a servi depuis trente ans à créer un Parti républicain plus à droite. Le réseau a accompagné le développement du Tea Party, puis ce qui est devenu le parti de Trump, détruisant dans les faits le Grand Old Party traditionnel. Sans la masse critique créée par Fox News, Donald Trump comme phénomène politique n’aurait peut-être pas réussi à conquérir la présidence. Ce n’est pas un hasard si, une fois élu, il a donné sa première entrevue à ce média du Bureau ovale, avec Rupert Murdoch en coulisse. »
Première classe
L’ancien dirigeant de l’Australie ne voit d’ailleurs rien de typiquement australien dans son adversaire objectif, qui a abandonné sa nationalité australienne au profit d’une américaine (il l’a ensuite récupérée) pour pouvoir y créer Fox News en respectant la loi des États-Unis sur la propriété des réseaux nationaux de télé. Pour son compatriote de gauche, le multimilliardaire représente sa classe dirigeante mondiale, tout simplement.
« Murdoch n’a pas vraiment d’attaches nationales, dit-il. Il est et demeure purement et simplement un idéologue hyperconservateur [far right], le capitaine de sa classe, si l’on veut. Il veut accumuler toujours plus d’argent pour lui-même. Il veut aussi diminuer au maximum le rôle de l’État, par exemple en matière de réglementation environnementale. »
La commission royale d’enquête visée par la requête devrait documenter les effets du quasi-monopole et renseigner le public à ce sujet. La demande vise aussi l’examen de nouveaux modèles qui pourraient diversifier la production et la diffusion d’informations jugées d’utilité publique en démocratie. Le rôle du diffuseur public, l’Australian Broadcasting Corporation (ABC, l’équivalent de CBC-RC), pourrait alors être revu et amplifié.
La commission du Sénat sur l’environnement et les communications qui a reçu la pétition appelle maintenant les citoyens et les organismes désireux de témoigner à ses audiences à soumettre leurs positions préliminaires d’ici le 11 décembre. Les sénateurs remettront leur rapport le 31 mars 2021.
Deux Australiens aux antipodes
Kevin Rudd, né en 1957 à Nambour dans le Queensland, a dirigé l’Australie à deux reprises, de 2007 à 2010, puis pour un court mandat de deux mois et 22 jours en 2013. Fils d’un fermier et d’une infirmière, membre du Parti travailliste depuis son adolescence, il est diplômé en mandarin, parle aussi français, a travaillé en diplomatie et comme haut fonctionnaire avant de remporter son premier siège au Parlement en 1998. « Je ne suis plus actif en politique active depuis des années, mais je peux lancer une campagne populaire contre News Corp. en misant sur ma crédibilité personnelle », dit-il.
Rupert Murdoch, né à Melbourne en 1931 d’un père influent patron de presse, il possède lui-même maintenant des centaines de publications, dont The Sun et The Times au Royaume-Uni, The Wall Street Journal et le New York Post aux États-Unis. Il a hérité de son premier journal en 1952 et a constitué son empire mondial en achetant les concurrents pour vendre de la controverse. Sa fortune nette est maintenant évaluée à 19 milliards de dollars américains, soit huit fois celle de Donald Trump, selon le média Forbes.