Silence à CBC, prudence à Radio-Canada

Dire ou ne pas dire, là est la question. Les réactions exacerbées autour de la suspension, au début du mois, d’une professeure de l’Université d’Ottawa qui a utilisé le mot en n dans un cours remplissent l’espace public et en particulier les médias, anciens et nouveaux, miroirs déformants de leur monde.
L’ombudsman de Radio-Canada explique au Devoir avoir reçu plusieurs plaintes à ce sujet au cours des derniers jours. Certaines doléances concernent l’utilisation en ondes du mot surchargé de mauvais sens. D’autres griefs vont exactement dans le sens contraire, reprochant aux animateurs ou aux journalistes de ne pas prononcer le mot au complet, tel qu’il est.
Le bureau de l’ombudsman, gardien du respect des normes et pratiques journalistiques, a aussi reçu une plainte officielle concernant l’usage du terme par Simon Jodoin dans sa chronique de l’émission de radio Le 15-18, livrée en ondes le 17 août. Deux autres cas d’usage punis du mot soulevaient déjà les passions, un concernant l’animatrice Wendy Mesley de CBC, l’autre une professeure de l’Université Concordia. Dans ces deux exemples, il était question du livre de l’auteur québécois Pierre Vallières Nègres blancs d’Amérique.
La chronique revenait sur l’ouvrage et sa signification. Le mot a donc été prononcé de la sorte et son caractère offensant souligné. L’artiste et entrepreneur social Ricardo Lamour a entendu le billet pendant qu’il attendait lui-même son tour dans un studio adjacent pour participer à l’émission où il venait discuter d’un projet artistique avec des jeunes. Il n’a pas réagi au micro. Il a ensuite déposé une plainte auprès de l’émission, du CRTC et finalement de l’ombudsman le 2 septembre.
« J’ai entendu ces mots et j’ai été déconcentré, explique M. Lamour en entrevue. Je ne m’attendais pas à les entendre sans précaution. Il y a une sorte de tabou au Québec au sujet de la légitimité de Vallières d’user de ce terme. Il y a une seule idée qui circule dans le milieu francophone par rapport à cette œuvre et c’est qu’elle est incontournable, légitime et révolutionnaire. Dans le contexte où on parle de plus en plus de racisme systémique et de Black Lives Matter, alors que Radio-Canada parle d’un plan de diversité, je me dis que tout ça est contredit quand deux personnes blanches utilisent le terme et ne se rendent pas compte de la charge du terme. »
Son dossier étoffé contextualise très largement le problème. M. Lamour cite des œuvres littéraires et des essais. Il revient sur les cas litigieux. Il reproche à la société d’État de faire paravent avec ses programmes de diversité. Il évoque même au passage l’article 47 de la capitulation de Montréal de 1760 prévoyant que « les nègres et panis des deux sexes resteront en leur qualité d’esclave en la possession des Français et Canadiens ».
L’ombudsman Guy Gendron commence l’examen de cette plainte. La pandémie a fait exploser le travail de son bureau, qui a reçu 40 % plus de dossiers entre le début d’avril et la fin de septembre 2020 par rapport au même semestre l’an dernier. Les gens confinés consultent plus les médias et ont visiblement plus de temps pour faire connaître leurs remontrances. La controverse autour du mot maudit rajoute des plaintes.
« L’animatrice, en présentant le sujet, a donné le nom du livre en ondes, résume M. Gendron en entrevue. Dans sa chronique, Simon Jodoin a nommé le livre. Selon M. Lamour, c’était inapproprié de prononcer le mot en ondes. C’est là-dessus que ma révision va porter. » Cela dit, l’ombudsman ne présume en rien de sa décision à venir.
Il a été impossible de parler à micro ouvert avec M. Jodoin. Il estime avoir bien fait son travail de chroniqueur, mais explique son obligation de réserve sur le litige en délibération devant l’ombudsman. La rédactrice en chef de l’émission Le 15-18, Stéphanie Gendron, a aussi fait référence à cette plainte faisant l’objet d’un examen pour justifier son mutisme tout en renvoyant les questions au service des communications de la société.
Marc Pichette, premier directeur des relations publiques de Radio-Canada, explique par courriel que « le degré de charge émotive » du mot est différent en anglais et en français, ce qui « permet, exceptionnellement, de tolérer son utilisation en tant que référence à des œuvres littéraires, des films ou des pages d’histoire ».
La directrice générale de l’information, Luce Julien, a envoyé une note à ses équipes pour asseoir ces mêmes balises. « Exceptionnellement, il sera pertinent d’en faire usage sur nos plateformes pour citer un extrait ou un titre d’œuvre ou encore pour donner du contexte par une référence culturelle ou historique », écrit-elle après avoir rappelé les principes fondamentaux de la liberté d’expression et de la liberté de presse. « Chaque cas doit être évalué avec une grande sensibilité, en tenant compte du fait que ce mot a une charge négative très forte, et qu’il peut véritablement heurter et humilier. »
CBC a aussi statué sur l’usage. « Il y a une tolérance zéro pour l’utilisation du mot en n sur notre lieu de travail, écrit au Devoir Chuck Thompson, chef des relations publiques de CBC. D’un point de vue éditorial, par principe, nous demandons à nos journalistes d’éviter à tout prix de l’utiliser puisque nous en comprenons parfaitement les effets malsains. »
Il ajoute que si le mot ne peut être évité, un comité évaluera cette nécessité au cas par cas. « Dans presque toutes les circonstances, nous pensons que des substituts tels que le mot en n sont plus que suffisants », dit-il en conclusion.