Baladomination, ou l’explosion des balados à l’ère Trump

L’hyperpopulaire Pod Save America présenté par Jon Favreau, Jon Lovett, Daniel Pfeiffer et Tommy Vietor, anciens conseillers du président Obama, répond, comme les autres, à la règle de présenter le monde en termes de bien et de mal, de décider des personnages jugés importants et de chercher à susciter une adhésion de leurs auditeurs à leur type de commentaires politiques.
Photo: Frederick M. Brown/Getty Images/AFP L’hyperpopulaire Pod Save America présenté par Jon Favreau, Jon Lovett, Daniel Pfeiffer et Tommy Vietor, anciens conseillers du président Obama, répond, comme les autres, à la règle de présenter le monde en termes de bien et de mal, de décider des personnages jugés importants et de chercher à susciter une adhésion de leurs auditeurs à leur type de commentaires politiques.

La série L’empire des signes, sur la culture et les communications aux États-Unis, se poursuit. Après les ravages de la postvérité, après les fictions traitant de l’ère Trump, voici le tour de l’explosion des balados politiques.

Il y a naturellement des balados républicains et d’autres démocrates aux États-Unis. Il y a aussi des balados très progressistes et d’autres carrément réactionnaires,ce qui cadre aussi. Puis, il y a Know Your Enemy, « guide de gauche sur le mouvement conservateur, un épisode à la fois », comme le dit son slogan. Un balado en forme de pont plutôt que de porte, ce qui étonne et détonne en ces temps de divisions extrêmes de la république américaine.

La semaine dernière, la production réfléchissait sur l’idée de la grande déprime politique. Auparavant, la discussion avait porté sur la manipulation de l’Histoire pour éclairer ou obscurcir le présent, les républicains anti-Trump ou les interprétations de la pandémie.

« Nous aimons comprendre ce qui nous entoure et nous nous posons toutes sortes de questions. D’où vient Trump ? Comment est-il relié aux mouvements conservateurs des dernières décennies ? Nous mettons l’accent sur les événements contemporains tout en proposant un éclairage historique », résume Matthew Sitman, cocréateur et coanimateur de Know Your Enemy avec Sam Adler-Bell.

Les deux amis trentenaires, journalistes pour des médias de gauche, affirment que le balado est une sorte de prolongement naturel et à micro ouvert de leurs discussions animées depuis des années devant un verre, ou deux, « de bourbon », précise M. Sitman.

« Je le sais bien, c’est presque une blague, et en tout cas c’est un cliché, que deux hommes intellos se disent un jour qu’ils devraient lancer un balado pour relayer leurs conversations, avoue M. Adler-Bell. Mais bon, c’est vrai, on aime échanger et on a souvent les mêmes conversations au téléphone que dans l’émission. Au bout du compte, ça marche parce que la matière examinée est tellement riche. »

Un âge d’or

« Ça marche », beaucoup et de plus en plus, pour une myriade de productions, stimulées par les tensions sociopolitiques étasuniennes. Donald Trump est obsédé par les médias, qui le lui rendent bien. Il y a quelques semaines, alors qu’il se déchaînait à nouveau contre les fake news, le président a prophétisé qu’« un jour, les médias allaient s’ennuyer de lui, énormément ».

Emily O’Connel, qui poursuit des recherches doctorales à l’American University de Washington sur le contenu et les répercussions des balados politiques, dit en entrevue qu’il en existe « des milliers ». Elle rappelle que, dans le palmarès 100 ou 150 des plateformes iTunes ou Spotify, une bonne trentaine appartiennent à ce genre, avec une nette progression de l’offre depuis le début de son doctorat en 2016, soit au moment de l’élection de Donald Trump.

Elle note que la campagne politique en cours constitue « un moment majeur » pour le genre, qui s’y prépare en fait depuis le début de la présidence, mais avec encore plus d’intensité depuis les élections de mi-mandat en 2018, sorte de répétition générale. Know Your Enemy est né l’année suivante.

« La plupart des balados répondent à l’élection imminente en élargissant leur offre de contenu et en complétant leurs messages, dit la spécialiste. Certains font plus d’émissions spéciales ou ont ajouté des épisodes supplémentaires chaque semaine pour répondre à la demande et aux cycles médiatiques très denses. Même ceux qui ne le font pas augmentent leur présence sur les réseaux sociaux et leur interaction avec les fans. »

Une division idéologique

 

Cela dit, en général, ces fans consomment des informations et des médias qui renforcent leurs croyances. Cet enfermement volontaire dans les nouvelles bulles communicationnelles va de pair avec la perte de magistère des vieux médiastraditionnels, même si eux aussi se mettent au genre. Le New York Times rassemble plus de deux millions d’auditeurs quotidiens avec son émission The Daily, de très stricte obédience journalistique.

« Les sondages montrent qu’un pourcentage substantiel d’Américains ne font pas confiance aux médias ou ne pensent pas que leur style de reportage est efficace, et ce nombre a augmenté au fil du temps, dit la doctorante. Le cynisme à l’égard du journalisme et des informations aux États-Unis a été particulièrement amplifié depuis que Trump est à la Maison-Blanche et que les journalistes doivent souvent essayer de concilier le fait d’être impartial et de présenter les deux côtés d’une histoire avec des faits et la vérité. »

Mme O’Connel ajoute que, selon ses recherches, au bout du compte, les énormes différences dans les croyances idéologiques des productions importent peut-être moins que l’uniformité des manières de faire. « Les créateurs de balados ont besoin de présenter le monde en termes de bien et de mal, de décider des personnages jugés importants et de chercher à susciter une adhésion de leurs auditeurs à leur type de commentaires politiques. Un balado réussi repose sur une narration convaincante et les émissions les plus populaires répondent à ce besoin inhérent. »

Le cynisme à l’égard du journalisme et des informations aux États-Unis a été particulièrement amplifié depuis que Trump est à la Maison-Blanche

 

Elle cite les hyperpopulaires Pod Save America et The Ben Shapiro Show. Le premier est conçu par d’ex-conseillers du président Obama, le second par un avocat conservateur, ancien éditeur de Breitbart News, média adepte des théories du complot et de la post-vérité.

« Ces balados ont été délibérément conçus non seulement pour informer les gens sur la politique, mais pour les persuader et les divertir. Ces morceaux d’infodivertissement ressemblent à d’autres médias populaires que nous avons aux États-Unis, comme les talk-shows de fin de soirée et les radios politiques. »

Emily O’Connel recommande fortement de s’ouvrir les oreilles et l’esprit pour favoriser le dialogue entre différentes perspectives sur le monde. Know Your Enemy évoque la chanson de Rage Against the Machine, mais encore plus la notion clé de la politique selon Carl Schmitt, un des grands penseurs conservateurs (c’est le moins qu’on puisse dire) du politique au XXe siècle. Pour lui, ce domaine divise l’ami et l’ennemi comme l’esthétique oppose le beau au laid. « C’est un peu ironique, avertit M. Sitman. On utilise la rhétorique ami-ennemi des conservateurs, mais on ne les traite pas en ennemis. Nous avons d’ailleurs beaucoup à apprendre de la droite pour son utilisation très efficace des think tanks, des médias, des moyens de communication. »

Un cirque

L’arrivée de Donald Trump en politique active a suscité une ébullition médiatique exceptionnelle que l’émission The Circus (Showtime) concentre au pur miel. La série est née pendant l’élection présidentielle de 2016. Elle a maintenant pour slogan « Au centre de la plus folle campagne politique sur Terre ». L’émission épouse une forme simplissime en résumant l’actualité de la semaine à partir d’entrevues à chaud avec des acteurs au cœur des machines et de l’action. La pandémie a bousculé le canevas, à commencer par l’habitude des animateurs (John Heilemann, Mark McKinnon, Jennifer Palmieri et Alex Wagner) de se rencontrer en personne au resto. Qu’à cela ne tienne, les carnets de bal du quatuor permettent encore d’attirer la crème de la crème des deux bords alors que les rebondissements se multiplient. Les plus critiques déploreront le traitement parfois cynique et partisan des échanges. C’est un moindre mal alors que l’ouverture sur les jeux de coulisse des luttes pour le pouvoir demeure sans nulle autre pareille.

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