La presse se réjouit des plans d’Ottawa, Facebook se fait bon joueur

Devant l’intérêt affiché par Ottawa d’obliger rapidement les plateformes numériques à dédommager les médias traditionnels lorsqu’elles partagent leur contenu, Facebook s’est pour l’instant montré bon joueur, alors que le géant montre plutôt les dents dans la situation similaire qui prévaut en Australie.
Kevin Chan, le directeur mondial et chef de la politique publique à Facebook Canada, affirme que le géant du Web veut « travailler avec les entreprises de presse et les gouvernements pour appuyer le développement de modèles d’affaires durables », selon une déclaration écrite fournie par l’entreprise. « Retirer les nouvelles [des fils Facebook] en Australie, ce n’est pas le débouché auquel nous voulons arriver ; c’est notre dernier choix », ajoute M. Chan, qui souligne que son entreprise a investi 9 millions en trois ans dans des projets de journalisme au Canada.
Le Devoir écrivait vendredi qu’Ottawa espère proposer un projet de loi rapidement, idéalement d’ici la fin de l’année ou alors en 2021, qui permettrait la rémunération appropriée des contenus d’information utilisés principalement par Facebook et Google. Il s’agirait, expliquait une source, de faire respecter le concept pensé en France d’un « droit voisin » à celui du droit d’auteur.
Au terme de longues négociations, l’Australie a dévoilé la semaine dernière son projet de loi visant à contraindre Google et Facebook à rémunérer les médias pour leurs contenus. Le ministre australien des Finances, Josh Frydenberg, avait alors déclaré à la presse qu’il espérait que ce dispositif serait une « référence mondiale ». Entre autres réactions, Facebook a menacé de ne plus permettre le partage d’articles d’information sur sa plateforme dans le pays insulaire si le gouvernement allait de l’avant.
Google Canada n’avait pas répondu aux questions du Devoir au moment où ces lignes étaient écrites.
Devant les nouvelles avancées d’Ottawa et du bureau du ministre Steven Guilbeault, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) a applaudi les intentions mais scrutera le futur texte de loi que le gouvernement pourrait proposer.
« D’un côté, il va falloir voir le contenu du projet de loi, pour voir s’il a du mordant. Et il va falloir voir la réaction de Facebook notamment, pour voir s’ils vont réagir comme en Australie », a affirmé le président de la FPJQ, Michaël Nguyen. Ce dernier souligne qu’un récent communiqué de Facebook sur le dossier australien « rappelle les communiqués des fabricants de tabac. C’est très habile, ça donne l’impression que Facebook ne fait pas beaucoup de revenus avec les médias et qu’il veut les aider. »
L’éditeur du Winnipeg Free Press et membre du conseil de l’organisation Médias d’info Canada, Bob Cox, voit dans les propos d’Ottawa « le plus fort indicateur à ce jour du sérieux du gouvernement à aller de l’avant avec une loi sur les géants du Web ». Ce dernier craignait de voir ces enjeux mis à l’écart par la pandémie. M. Cox ne voit pas cette approche juridique comme un cul-de-sac, « mais ce sera certainement un combat difficile ».
Heureux de l’éventuel projet de loi, le directeur du Devoir Brian Myles dit offrir sa « collaboration pour trouver des solutions équitables et pérennes pour les médias d’ici. En même temps, le gouvernement ne doit pas perdre de vue que les médias sont toujours en attente de recevoir les crédits d’impôts promis et annoncés par le gouvernement Trudeau il y a près de deux ans. Ces délais sont anormalement longs et préoccupants ».
En s’inscrivant dans un certain mouvement mondial, « le Canada ne peut pas se tromper » même si l’intention « est audacieuse », croit Stéphane Lavallée, le directeur général de la Coopérative nationale de l’information indépendante (CN2i). « Et ce n’est pas seulement un geste qui concerne les médias, mais aussi l’ensemble des citoyens du pays », qui au final vont payer de leurs impôts des aides aux médias touchés par « un système qui ne fonctionne pas ».
Le professeur de journalisme à l’UQAM Patrick White croit qu’Ottawa devra agir dès l’automne « sinon il sera peut-être déjà trop tard pour certains médias d’ici ». M. White estime que l’attitude de Facebook en Australie « ressemble à du chantage éhonté » et que le gouvernement Trudeau « doit être très ferme vis-à-vis des plateformes » numériques. Autre option, propose-t-il, « il faut peut-être commencer à penser à un monde sans Facebook, quitte à développer des plateformes québécoises et canadiennes et à explorer d’autres plateformes moins invasives. Déjà chez les jeunes, il y a une désaffection envers Facebook. »