Un balado et au dodo!

Éteindre la Pat’Patrouille à la télé et brancher le téléphone sur les haut-parleurs de la maison pour faire jouer un balado à la marmaille ? Ou même troquer le livre d’avant-dodo pour écouter un nouvel épisode d’un podcast jeunesse ? Voilà une approche encore inhabituelle dans les foyers québécois, en partie faute d’une masse critique de productions. Mais le filon numérique audio peut être vraiment porteur pour les enfants de 5 à 12 ans, selon des acteurs de la baladodiffusion.
Du 1er au 3 novembre, Montréal verra d’ailleurs s’ébranler un tout nouveau festival consacré au balado jeunesse en français, Les récrés sonores. L’événement chapeauté par la petite boîte indépendante La puce à l’oreille se déclinera en différents volets. Il y aura notamment une journée consacrée aux professionnels du milieu, mais aussi un fort accent mis sur la découverte et la création, pour et par le jeune public.
C’est Prune Lieutier qui mène l’exercice, elle qui s’intéresse depuis longtemps au balado, mais aussi à la production jeunesse en général, notamment numérique. « On a le sentiment qu’il y a de plus en plus de demandes de la part des publics. L’oreille est en train de se développer, du côté des parents comme du côté des enfants », note Mme Lieutier, qui raconte que les écoutes des balados de La puce à l’oreille sont passées de quelque 300 écoutes par épisode à près de 9000 en peu de temps.
Mais si elle a eu envie de se lancer pour de bon avec La puce à l’oreille il y a environ un an, c’est que la production de balados francophones pour les gamins et les ados était à ses yeux famélique. Quelques contenus sortent maintenant de l’ombre, notamment chez Radio-Canada avec El Kapoutchi, mais le podcast jeunesse reste à ses balbutiements si on le compare à l’état des lieux au sud de la frontière.
C’est en partie une question de financement, estime Prune Lieutier, mais la situation s’explique aussi par le fait que les créateurs et leurs producteurs « sont encore en train de se former ». Et c’est sans compter sur le fait que « pendant longtemps le contenu jeunesse, en podcast ou ailleurs, a été le parent pauvre ».
Elle se rappelle pour l’anecdote avoir reçu le 1er avril dernier une infolettre spécialisée dans la radio qui annonçait la création par Radio France d’une chaîne consacrée au jeune public. « Moi je me suis enthousiasmée, j’ai envoyé ça à tous mes contacts… mais c’était un poisson d’avril. J’ai trouvé ça extrêmement blessant ! Pour eux, c’était forcément une blague. Mais voyons ! »
À Radio-Canada, on a misé dans le passé sur le livre audio pour le jeune public, mais le diffuseur public affirme qu’il appuie maintenant sur l’accélérateur pour développer des balados. On peut déjà y écouter des balados avec Arthur L’aventurier, et plus récemment la production Les jeunes sages, pensée pour une co-écoute parents-enfants.
« On va accroître cette production, on commence à regarder ce qu’on va développer, explique Natacha Mercure, première directrice, stratégie et contenus numériques du côté de l’audio. On parle aussi avec nos collègues de CBC, qui ont développé des productions intéressantes comme Tai Asks Why, qui est assez éducatif. »
L’imagination
L‘audio, explique Prune Lieutier, est encore perçu par les gros joueurs du milieu de la création comme étant un format qui n’intéresse pas les jeunes Québécois. « Mais je ne crois pas que ce soit le cas », dit-elle. Oui, l’écran de télé, celui du téléphone ou de la tablette sont de véritables aimants pour les enfants. Limite de la drogue dure qui les rend accros, comme peuvent en témoigner la plupart des parents qui ont déjà laissé entrer Peppa Pig, La reine des neiges ou, pire, Baby Shark dans l’imaginaire de leur précieuse descendance.
« On voit qu’il y a une vraie attention et un vrai imaginaire qui se crée par rapport à l’audio », précise toutefois Mme Lieutier, qui ne rejette pas du tout la production jeunesse à l’écran. Même constat chez Natacha Mercure, elle-même mère de famille. Le balado, « c’est un super concurrent aux écrans. Quand les enfants découvrent ça, ils en redemandent. Visiblement, si l’histoire est bien racontée, même sans images, ils sont stimulés ».
La musicienne et productrice de balados américaine Polly Hall, qui crée l’émission pour emporter Ear Snacks, estime que dans la « diète médiatique des enfants, le podcast est le format qui fait travailler entièrement leur esprit ». Et même leur corps, ajoute-t-elle, car souvent l’écoute des fichiers sonores se fait en même temps qu’une autre activité : la vaisselle ou le bain, par exemple.
Mme Hall est coprésidente et aussi cofondatrice du groupe américain Kids Listen, qui se veut à la fois un agrégateur de balados jeunesse — plus de soixante producteurs indépendants sont membres — mais aussi une organisation qui souhaite attirer l’attention du public sur ce format, tout en espérant sa progression et l’amélioration de la qualité des productions.
« Une grosse différence dans l’écoute de l’audio et de la télévision, c’est que le podcast s’écoute très souvent en communauté, soit avec les parents ou entre enfants, dit Polly Hall. D’une certaine façon, c’est donc à la fois une expérience commune et individuelle. »
Avec en prime la possibilité après l’écoute que tout le monde, adultes comme enfants, s’assoie à la même table pour discuter de ce que l’on vient d’apprendre et d’imaginer. « C’est moins une présentation unidirectionnelle que la télévision », souligne Hall.
Quoi faire, ou ne pas faire ?
Dans le contenu même, Natacha Mercure, de Radio-Canada, précise que les productions ne peuvent pas être faites du même bois pour un public d’âge préscolaire, primaire ou secondaire — en gros, les trois catégories du balado jeunesse. « Nous, on est des spécialistes de la production audio, mais après, c’est un plus d’aller chercher des gens qui ont déjà travaillé des produits jeunesse, qui connaissent très bien la cible, pour développer la bonne façon de raconter ces histoires-là », explique-t-elle.
Selon les observations maison de Prune Lieutier, il y a un filon très porteur avec l’idée du feuilleton et du suspense. Interpeller directement le jeune public est aussi très efficace. « Et nous, avec les gens avec qui on travaille, on aime beaucoup ne pas être dans la littéralité, ne pas les prendre pour des idiots. Si tu parles d’une porte qui claque, il ne faut pas entendre une porte qui claque. Je pense qu’il y a une capacité d’abstraction que le son permet sur lequel les enfants accrochent beaucoup. »
Polly Hall précise que selon les études, les enfants sont prêts à écouter du matériel destiné à un auditoire plus jeune qu’eux — il serait donc possible d’écouter un balado avec son petit frère —, mais « autrement, en solitaire, il faut que ce soit directement pour eux et il faut donc très bien connaître son public ». Mme Hall avertit aussi les futurs producteurs de contenu audio jeunesse : prévoyez du temps au montage. Beaucoup de temps.
« Pour les adultes, un balado ça peut être seulement une conversation, une table ronde, une interview. Les enfants vont être capables d’écouter une interview, mais ça doit être plus travaillé en postproduction, c’est plus intense. Pour mon propre balado, Ear Snacks, qui est pour les enfants d’âge préscolaire, un épisode de 20 minutes prend 100 heures de travail. On a de la musique originale, on monte les dialogues, on réduit les entrevues à la durée juste parfaite pour les jeunes. […] Sinon, ils vont s’ennuyer et passer au prochain appel. »
Mais le jeu en vaut la chandelle, croit Natacha Mercure. D’autant que les élèves du secondaire ont bien souvent leur propre téléphone, et donc qu’ils peuvent écouter des balados de manière tout à fait autonome. « Et on veut être sur leur chemin, nous assurer d’être capable de nous inscrire dans leur routine de consommation », explique-t-elle, en ajoutant que certaines productions de Radio-Canada se retrouvent par exemple sur Spotify.
Le balado jeunesse devient donc une porte d’entrée vers la marque, ainsi qu’un outil de fidélisation. « Nous avons toujours le souci de nous assurer d’être avec nos auditoires dès le début de leur vie », résume Mme Mercure.
Parce que petit auditeur de balados deviendra grand, nécessairement.
L’école et le musée
Il existe différentes portes d’entrée pour le balado jeunesse. Selon la boîte indépendante La puce à l’oreille, qui organise le festival Les récrés sonores, le monde muséal est un terreau très fertile. « Le Musée d’Orsay, qui sera représenté au festival, a fait un truc qui s’appelle Promenades imaginaires, pour découvrir des oeuvres, explique Prune Lieutier. Ç’a tellement bien fonctionné qu’ils sont en train de mettre en place une salle d’écoute au musée directement. » Ici, le Musée des beaux-arts de Montréal teste aussi une nouvelle formule avec la boîte Magnéto, en créant une série balado sur des oeuvres de l’établissement. À Radio-Canada, on estime que le milieu scolaire est aussi un filon porteur pour l’audio jeunesse. Le diffuseur public a déjà sa plateforme éducative Curio, sur laquelle elle compte bien promouvoir les balados. « Si la porte d’entrée c’est les balados à vocation éducative, ça nous aide à faire connaître le format, et les jeunes vont peut-être vouloir voir les autres choses qu’on fait », résume Natacha Mercure, première directrice, stratégie et contenus numériques du côté de l’audio.
Des chiffres
Lors de sa création en 2016, l’organisation américaine Kids Listen a mené un sondage non scientifique pour essayer de comprendre les habitudes de consommation du balado jeunesse. 436 répondants avaient joué le jeu. Voici quelques grandes lignes.
22 % des enfants écoutaient un même épisode de balado de quatre à neuf fois. Ils sont 18 % à écouter plus de 10 fois le même fichier.
73 % des jeunes écoutent des balados à la maison. 68 % le font dans les longs déplacements.
30 % des répondants écoutaient deux balados par semaine.
98 % du temps, ce sont les adultes qui trouvent le contenu à écouter, mais 40 % du temps, c’est l’enfant qui décide du moment de l’écoute.