Profession: correspondantes de guerre

Dominique Roch avec Yasser Arafat à Tripoli au Liban en novembre 1983 durant le siège des loyalistes palestiniens par des forces adverses pro syriennes.
Photo: Dominique Roch Archives personnelles Dominique Roch avec Yasser Arafat à Tripoli au Liban en novembre 1983 durant le siège des loyalistes palestiniens par des forces adverses pro syriennes.

Obus et balles ne font aucune différence entre la couverture de la guerre au masculin ou au féminin. Le danger est le même. Il fait partie de la vie au front. Pourtant, il n’y a pas si longtemps encore, une petite phrase assassine finissait toujours par exploser : « Ce n’est pas une place pour une femme ! »

« Ces mots, je les ai encore entendus en Syrie et en Libye… Dans les sociétés plus conservatrices, les gens ne comprennent pas pourquoi les femmes font ce travail. Pour eux, ce n’est pas normal », rappelle Zeina Khodr, d’Al-Jazeera, la « CNN arabe » basée au Qatar.

Avec les rebelles libyens, elle a été une des trois reporters femmes à entrer dans Tripoli le dimanche 21 août 2011. La plupart des journalistes mâles ont couvert le début de la chute du régime de Mouammar Kadhafi du balcon du Rixos, leur hôtel cinq étoiles. Ils ne pouvaient faire autrement. Ils étaient retenus en otages par des hommes encore fidèles au « guide suprême ».

« J’ai échappé à la mort plusieurs fois, surtout à Alep, en Syrie… Mais c’est le risque à prendre si vous voulez faire votre job correctement », déclare Khodr, 47 ans.

« Plus de femmes journalistes »

Maya Gebeily a vingt ans de moins. Elle a eu son baptême du feu il y a trois ans à Mossoul, en Irak, comme correspondante de l’Agence France-Presse (AFP) à Bagdad, bureau dirigé par une femme. Une première. En 2017, elle est sur le front syrien de Raqqa. « Je suis retournée en Syrie en février dernier et chaque fois je vois de plus en plus de femmes journalistes. »

Liz Sly, correspondante du Washington Post à Beyrouth, croit que la montée des femmes dans la couverture des conflits dans la région a commencé avec les enlèvements de journalistes mâles pendant la guerre civile libanaise (1975-1990).

Avant, couvrir les zones de guerre était un métier masculin et les femmes étaient des exceptions. Aujourd’hui, ce n’est pas différent d’autres métiers où les femmes ont percé au cours des dernières décennies.

« Les femmes reporters n’étaient pas jugées menaçantes. Aucune femme n’avait alors été kidnappée. Ainsi, en 1985, les seuls journalistes occidentaux basés à Beyrouth étaient des femmes », précise celle qui a relayé dans le cyberespace la photo d’Alan Kurdi, le bambin syrien de trois ans d’origine kurde mort sur une plage turque en 2015. « Une image emblématique de l’échec du monde entier en Syrie », écrivait-elle dans son tweet.

Aujourd’hui, selon elle, le Moyen-Orient, avec ses nombreuses guerres, est un formidable aimant qui attire les journalistes du monde entier voulant se faire un nom, dont « bien sûr les femmes ».

« C’est la plus grande histoire à couvrir de notre génération ! » La capitale libanaise est un point névralgique pour comprendre la région et la guerre en Syrie, où Liz Sly est allée une douzaine de fois depuis 2011. « Sans jamais porter de gilet pare-balles ou de casques. »

Pas de parité

 

Acil Tabbara, elle, a bourlingué d’un conflit à l’autre. « J’ai couvert la fin de la guerre du Liban (1986-1990) pour l'AFP, j’ai également couvert les différentes invasions israéliennes du Liban (1996 et 2006) pour l’AFP, j’ai effectué des missions pour l’AFP en Irak sous embargo et au Yémen, notamment. »

Pour cette « ancienne combattante », aujourd’hui journaliste à L’Orient-Le Jour, le plus grand quotidien francophone du Liban, « avant, couvrir les zones de guerre était un métier masculin et les femmes étaient des exceptions. Aujourd’hui, ce n’est pas différent d’autres métiers où les femmes ont percé au cours des dernières décennies ».

Cependant, la parité hommes-femmes est loin d’être atteinte. « Impossible d’avoir des statistiques à ce sujet, mais le nombre de reporters de guerre hommes dépasse encore de beaucoup celui des femmes pour plusieurs raisons, y compris dans certains cas pour des raisons culturelles », précise Jeremy Dear, de la Fédération internationale des journalistes (FIJ), organisation basée à Bruxelles et qui rassemble plus de 600 000 professionnels des médias.

J’ai échappé à la mort plusieurs fois, surtout à Alep, en Syrie… Mais c’est le risque à prendre si vous voulez faire votre job correctement.

 

Pour l’heure, la « montée des femmes » dans la couverture médiatique des conflits se fait également sentir dans les pays arabes, « mais, contrairement à leurs collègues étrangères qui une fois chez elles retournent à la vie normale, les journalistes arabes restent pour continuer leur travail et défier toutes sortes de dangers », note Dalal Saoud, correspondante pendant 21 ans de l’agence United Press International (UPI) à Beyrouth.

« Une manière de mec »

Dominique Roch a notamment couvert la guerre civile au Liban (1975-1990), « le Vietnam de l’époque », pour Radio France International (RFI). Exercer le métier quand l’odeur de la mort n’est pas loin a longtemps été une « manière de mec », qu’il soit occidental ou arabe, explique-t-elle.

L’image du macho intrépide, buveur, fumeur, caracolant d’un conflit à un autre, a peut-être disparu, mais « les hommes doivent toujours se prouver qu’ils sont courageux. Ils prennent des risques insensés. Ils veulent montrer leur bravoure ».

Samia Nakhoul, rédactrice en chef pour le Moyen Orient au bureau de l'agence Reuters dans la capitale libanaise, acquiesce. Grièvement blessée à la tête lors de l’entrée des troupes américaines à Bagdad en avril 2003, elle estime que les femmes journalistes sont « courageuses, résilientes, curieuses, et ne succombent pas plus aux pressions que les hommes ».

Pour Sammy Ketz, l’ancien directeur des bureaux de l’AFP à Bagdad et à Beyrouth et vétéran de toutes les guerres du Moyen-Orient, « le courage des femmes au front est absolu, c’est presque de la témérité. Elles veulent prouver… Alors nous, en bons machistes, on les suit, sinon on passe pour des lâches » !

Ces dernières années, plus de la moitié des journalistes morts dans le monde ont péri au Moyen-Orient, et sur les 606 reporters « au combat » depuis 2009, 43 étaient des femmes, rappelle le Committee to Protect Journalism (CPJ) de New York.

Parmi elles : l’Américaine Marie Colvin. Elle portait un bandeau après avoir perdu un oeil au Sri Lanka. Elle est morte dans un bombardement à Homs, en Syrie, en 2011. Hollywood a retracé son parcours l’an dernier dans A Private War. Lyse Doucet, la plus célèbre des journalistes canadiennes de la BBC, l’a bien connue quand elle était correspondante à Jérusalem.

« Elle était prête à prendre des risques que ni moi ni ma direction n’aurions pris. Marie, elle, croyait que les journalistes ont un rôle crucial à jouer et devraient prendre des risques pour être là. » Pour Lyse Doucet, la vieille maxime « Aucune histoire ne mérite qu’on meure pour elle » est la norme.

Et si certains reporters sont prêts à mettre leur vie en danger pour « témoigner », une chose est sûre : le « no woman’s land » est bel et bien chose du passé.

Judith Jasmin et le Press Club

« On a peur des femmes à Washington, on n’est pas encore admises partout. Je parle du club des journalistes. On ne veut pas que ces dames voient des scènes pénibles : voir ces messieurs boire au bar. » C’est sur ce ton sarcastique que Judith Jasmin (1916-1972), première femme correspondante à l’étranger pour Radio-Canada, se plaignait de l’attitude sexiste de ses collègues américains.

L’une des plus célèbres journalistes du Québec a bourlingué partout dans le monde, mais elle ne pouvait aller au Press Club de Washington « établir des contacts professionnels » (Judith Jasmin, de feu et de flamme, Colette Beauchamp, avril 1996, Boréal). Il n’y a pas si longtemps encore, couvrir les guerres dans le monde était un immense « Press Club » presque exclusivement masculin.


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