Le CRTC change de fréquence

Le contrat obligerait Netflix à investir dans les productions canadiennes. 
Photo: Olivier Zuida Le Devoir Le contrat obligerait Netflix à investir dans les productions canadiennes. 

C’est un changement de cap majeur pour le CRTC : après deux décennies à prôner qu’il fallait laisser Internet se développer sans contraintes réglementaires, l’organisme fédéral constate que le système actuel ne tient plus et suggère des modifications aux allures de petite révolution.

Concrètement, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) suggère au gouvernement que les fournisseurs d’accès Internet et les services de visionnement ou d’écoute en ligne — Netflix et autres Spotify — contribuent eux aussi au financement du contenu canadien.

Il propose également d’abandonner le modèle existant d’octroi de licences (prévu dans la Loi sur la radiodiffusion) pour adopter un nouveau système jugé plus flexible et mieux adapté au contexte actuel : celui d’« accords de services détaillés et contraignants ». Les acteurs traditionnels comme les nouveaux joueurs devraient en signer pour offrir leurs services au Canada.

« Un système basé sur des licences est basé sur un vase clos, notait en entretien Scott Hutton, directeur de la radiodiffusion au CRTC. Le monde a changé, on ne vit plus dans un vase clos. Il faut le reconnaître. »

Dans un rapport très attendu présenté jeudi, le CRTC brosse donc un portrait de situation qui envoie un message sans équivoque au gouvernement fédéral : des changements sont nécessaires, et plus tôt que tard.

Le rapport avait été commandé l’automne dernier par la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, dans le cadre de la présentation de sa politique culturelle.

Jeudi, Mme Joly n’a pas commenté le fond du rapport. Mais elle a indiqué que « la conclusion est claire : nous avons besoin d’un nouveau système », et que celui-ci sera établi par la révision déjà annoncée des lois sur la radiodiffusion et les télécommunications.

À bien des égards, le document recoupe l’esprit du message que la ministre défend depuis le mois de mars : celui voulant que les géants du Web devront « reconnaître leurs responsabilités […] respecter nos politiques culturelles, et aussi mieux répartir les bénéfices liés à leur modèle d’affaires ».

Chacun son rôle

 

Le rapport rappelle que « l’approche réglementaire actuelle en matière de contenu audio et vidéo […] ne s’applique pas aux nombreux services internationaux en ligne aussi exploités au Canada, qui jouent un rôle de plus en plus important dans le système de radiodiffusion ».

Or, si « ces services engrangent d’importants revenus au Canada », « ni leur rôle, ni leurs responsabilités, ni même leurs contributions ne sont reconnus — et ils ne sont certainement pas garantis », écrit le CRTC. C’est toute cette dynamique que l’organisme propose de renverser.

D’autant, montre-t-il en multipliant les statistiques, que la tendance ira croissante. « À l’avenir, les Canadiens vont dépendre de plus en plus de l’Internet pour découvrir et consommer de la musique, du divertissement, des nouvelles et de l’information », mentionne-t-on.

Présentement, plus des deux tiers des données des ordinateurs et le tiers des données mobiles servent au divertissement audio et vidéo.

 

Mais que faire, partant de là ? Conserver l’approche actuelle — qui laisse aux joueurs traditionnels, comme les câblodistributeurs, et au gouvernement tout le poids de verser des redevances et de financer le contenu canadien — est voué à l’échec, soutient-on.

Déréglementer tout le secteur n’est pas une option non plus, dit le rapport. « L’économie de la production au Canada signifie que la création de contenu a besoin d’un soutien financier », réaffirme le CRTC. Quant à l’idée d’appliquer l’approche réglementaire existante aux nouveaux joueurs, elle serait mal avisée, croit le Conseil. « L’actuel régime législatif et réglementaire est trop rigide pour englober le nouvel environnement médiatique. »

La solution résiderait plutôt dans l’élaboration de « nouvelles méthodes souples » et variées — le CRTC propose une approche modulable selon le type de service offert. « Dans la mesure où les services ne sont pas identiques, les contributions au système ne peuvent être identiques », soutient le rapport.

Différentes idées sont sur la table : pour les câblodistributeurs et les fournisseurs d’accès Internet, par exemple, une forme de redevance serait obligatoire. Mais « si vous êtes Netflix ou Spotify, ce serait [de leur demander] d’encourager et de promouvoir » le contenu canadien, dit Scott Hutton.

Pour obtenir cet « accord de service » qui remplacerait les licences, Netflix pourrait donc devoir démontrer qu’elle aidera à la découvrabilité des films canadiens et qu’elle contribuera au développement de contenu local. Dit autrement : le contrat obligerait Netflix à investir un montant X dans les productions canadiennes.

En retard ?

« C’est un rapport que le CRTC aurait dû produire en 1999, au lieu de prétendre, comme il l’a fait pendant les vingt dernières années, qu’Internet n’avait pas d’effet sur le système canadien de radiodiffusion », estime Pierre Trudel, professeur au Centre de recherche en droit public de l’Université de Montréal (et chroniqueur invité au Devoir).

« Le CRTC arrive aujourd’hui bien tard. Il sera difficile de rattraper toutes ces années qu’il a perdues à regarder les choses évoluer au lieu d’exercer ses responsabilités. »

Pour le porte-parole du Nouveau Parti démocratique en matière de culture, Pierre Nantel, l’éveil du CRTC représente néanmoins une bonne nouvelle. « Il était temps que l’arbitre des télécommunications reconnaisse à quel point le cinéma, la télé, la musique se consomment autrement. »

La réaction a été fort différente auprès de l’organisme Open Media, un groupe de pression qui milite pour un Internet libre. « Cette proposition est une idée désastreuse qui va augmenter la facture mensuelle [des consommateurs] et déconnecter les Canadiens les plus vulnérables », pense la porte-parole Katy Anderson.

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