Quel avenir pour «La Presse» en tant qu’OBNL?

Que le modèle d’affaire de La Presse + tenait en bonne part aux généreuses subventions de l’empire financier Power Corporation (PC), tout le monde s’en doutait. Que le bon vieux journal fondé en 1884, acheté par PC en 1967, transformé en pure player pour tablette en 2013, il y a cinq ans seulement, allait se transformer en organisme à but non lucratif (OBNL), comme annoncé mardi, ça, franchement, personne ne l’avait vu venir.
Pas même Sylvain Lafrance, professeur à HEC (Pôle Média) qui a pourtant siégé au conseil d’administration de La Presse jusqu’à il y a deux ans. Power Corporation a alors éliminé les quelques membres indépendants qui n’étaient pas de l’empire.
« J’ai été surpris par la solution, dit-il. Mais je n’ai pas été surpris par le fait que La Presse change de main. Pendant combien d’années PC allait se battre pour la survie d’un média ? Depuis la vente des journaux régionaux en 2015, c’était écrit dans le ciel que la vente de La Presse suivrait. Je m’attendais à voir arriver un autre joueur, peut-être comme quand Martin Cauchon a formé Capital Médias avec Le Soleil, Le Droit et les autres. À partir du moment où PC liquide le fonds de retraite des employés et injecte 50 millions pour la suite des choses, n’importe qui aurait pu acheter. Par contre, je ne m’attendais pas à voir surgir un OBNL. »
Cette solution plaît assez à Jean-Hugues Roy, de l’École des médias de l’UQAM. « Je n’avais pas vu ça venir, mais plus j’y pense, plus je trouve que c’est une bonne idée », dit le professeur de journalisme joint à Chicoutimi, où il organise un colloque (« Je code, donc je suis ») dans le cadre du congrès de l’Association francophone pour le savoir (Acfas).
Feu l’influence
M. Roy a été un des premiers à sonner l’alarme sur l’apparent gouffre financier créé par le nouveau modèle d’affaires centré sur la gratuité de la version quotidienne pour tablette. Dès 2015, il notait que le groupe d’entreprises auquel appartenait La Presse + au sein de l’empire PC avait perdu près d’un quart de milliard de dollars en un peu plus de deux ans d’activité. C’étaient les seuls chiffres disponibles pour évaluer l’aventure. Les livres comptables n’ont jamais été ouverts publiquement.
« La transformation en OBNL soulage Power Corporation de la pression de ses actionnaires, poursuit le professeur. On entendait entre les branches qu’ils étaient tannés de perdre de l’argent. Le changement me semble aussi intelligent parce qu’il renvoie la balle dans le camp des gouvernements. Les médias en font des efforts pour s’adapter au numérique. Là, La Presse se saborde, Power Corp s’ampute d’un élément très prestigieux pour faire en sorte que le média survive. Maintenant, aux gouvernements de s’impliquer. »
Il voit plusieurs avenues possibles, allant du prêt (comme à Capitale Média) aux crédits d’impôt sur la masse salariale. Il pense aussi à des mécanismes pour forcer les géants du Web à soutenir la production des médias d’information dont ils bénéficient.
Sébastien Charlton, chercheur au Centre d’études des médias de l’Université Laval, va encore plus loin en se demandant si la mutation structurelle n’est pas faite précisément pour forcer la main de l’État.
« J’ai l’impression que c’est une réaction à la stagnation du débat à Ottawa, dit-il. Il n’y avait pas de raison pour que la situation change à court terme. […] À partir du moment où les modèles d’affaires ne permettent pas aux médias d’information de survivre et qu’il y a un malaise à aider une entreprise cotée en bourse, la solution de l’OBNL débloque des avenues pour la pérennité de l’entreprise. »
Elle signale aussi à l’évidence la fin de l’implication de PC dans les machines à informer et à influencer, quitte à perdre de l’argent. En tout cas, ce ne sera plus le média de la famille Desmarais de PC, honnis par les nationalistes.
« Des gens disaient que PC ne laisserait jamais aller La Presse, qui a de l’influence, dit Sylvain Lafrance. Il y a de la concurrence aujourd’hui sur l’influence avec les réseaux sociaux, les médias étrangers, etc. Je ne pense pas qu’aujourd’hui au Canada on possède un média strictement pour l’influence qu’on peut en tirer. C’est moins crucial qu’en 1960 ou 1980. En plus, les journaux sont moins peinturés qu’avant. Est-ce que Le Devoir est vraiment le fer de lance du nationalisme québécois ? Je n’en suis pas sûr quand je le lis. On ne peut plus faire cette lecture de l’influence politique des médias. »
Encore 50 millions
Il reste que le modèle économique misant son va-tout sur la distribution gratuite d’un journal matinal figé a échoué. Guy Crevier, grand stratège de cette option, qui a vraisemblablement engouffré des centaines de millions, répétait depuis des années que les gens ne voulaient plus payer pour l’information, tandis que d’autres médias prouvaient le contraire. La direction a répété mardi maintenir la gratuité tout en promettant de développer une meilleure version de son contenu pour les téléphones, là où tout se passe maintenant, ou presque.
« Les dirigeants ont pris des risques, commente Jean-Hughes Roy. Le risque n’a pas été payant, mais il y a du monde au rendez-vous quotidien. Et là, ils prennent un autre risque. Le futur conseil d’administration pourrait changer le modèle. Le conseil pourrait décider de vendre l’application et de suivre le modèle du Devoir. La gratuité n’est pas pérenne. »
Lui comme son collègue de HEC propose le même constat : La Presse + est un succès technologique mais un échec d’affaires. Ce n’est tout de même pas un détail. Il vaudrait peut-être même mieux le contraire…
« Le succès du modèle économique, on ne le sait pas, on n’a jamais vu les chiffres, dit M. Lafrance. Mais on peut penser que si La Presse + avait fait de l’argent, le propriétaire l’aurait crié haut et fort puisqu’il essayait de vendre le modèle. On peut penser que ce modèle a des difficultés et que ce problème n’est pas réglé. »
Le professeur s’interroge aussi sur le recours à la philanthropie qui peut marcher dans le giron anglophone, par exemple pour The Guardian, « mais en s’appuyant sur un bassin de centaines de millions de lecteurs potentiels ». Le Devoir tire son épingle de ce jeu, « mais avec des coûts réellement moindres », dit-il en ajoutant : « Après les 50 millions de PC, les compteurs vont repartir à zéro et il faudra trouver un modèle qui marche. »
Sébastien Charlton pose la question autrement. « Combien de temps La Presse va-t-elle survivre avec 50 millions ? Dans la situation actuelle, on n’en a aucune espèce d’idée. »