L’État doit-il soutenir les médias d’information?

Une fois n’est pas coutume, cinq patrons de presse du Québec ont participé mardi matin à un congrès syndical où il a été beaucoup question de l’aide que pourrait accorder l’État aux médias en transformation.
Autre surprise : presque tous ont dit clairement souhaiter la mise en place d’une telle aide, sous une forme ou une autre. En tout cas, aucun n’a clairement rejeté l’idée, et le représentant de La Presse+ a été le seul à lancer les appels à la prudence si on s’engageait sur cette voie déjà beaucoup plus empruntée ailleurs dans le monde.
Le congrès L’information, le 4e pouvoir sous pression était organisé à Québec par la Fédération nationale des communications (FNC). Le regroupement syndical (CSN) a réussi à rassembler environ 120 personnes, des journalistes, des experts, mais aussi des patrons, autour de discussions liées « au contexte difficile que traversent les médias d’information et aux solutions envisagées ».
Une étude spécialement commandée pour l’occasion a établi que le Québec est l’un des endroits en Occident où l’aide publique aux journaux comme aux médias est la moins élevée dans le monde occidental. L’État verse ici environ 3 $ par an et par habitant par rapport à 5 $ aux États-Unis, 18 $ au Royaume-Uni et 92 $ en Finlande.
Consensus nécessaire
« On parle d’un secteur de l’économie qui n’est pas comme l’alimentation ou les voitures, a dit Claude Dorion, directeur général de la firme MCE Conseils, derrière l’étude. Mais il y a un coefficient politique élevé pour convaincre l’État d’intervenir. Si on veut arriver à des solutions, il faudra établir un consensus entre les employés et les patrons de presse. »
C’était l’un des objectifs de la FNC. « Ça devient très difficile de parler de la qualité de l’information ou des conditions de travail de nos membres dans un contexte où les revenus des médias sont en chute libre, dit Pascale St-Onge, présidente de la Fédération. Avant même de pouvoir parler d’autre chose, il faut donc trouver une solution à cette situation économique difficile. D’où l’idée de regarder ce que pourrait faire l’État, qui aide bien d’autres secteurs en difficulté. »
MCE Conseils relève plusieurs moyens d’intervention possibles allant de crédit d’impôt à diverses taxes (sur les services Internet ou l’achat d’équipement informatique, par exemple). Le modèle de l’aide au secteur télévisuel a été plus discuté. Les distributeurs de contenus y contribuent à un fonds de production au contenant. L’État soutient aussi directement la production télé (sauf en information). Et comme le demandait M. Dorion, si les gouvernements financent la production des séries télé, pourquoi n’aideraient-ils pas la production de téléjournaux ou de journaux ?
Dissocier l’aide du statut des entreprises
La table ronde des dirigeants appelés à commenter cette situation réunissait Sylvie Cerasi (TC Media), Claude Gagnon (Groupe Capitales Médias), Michel Cormier (Radio-Canada), Éric Trottier (La Presse) et Brian Myles (Le Devoir).
« C’est un plan ambitieux, a dit le nouveau directeur du Devoir. C’est un débat récurrent. Si on veut avoir une chance de réussir cette fois-ci, il faut dissocier l’aide du statut des entreprises. Il faut lier l’aide au diagnostic des entreprises de presse qui ont de la difficulté et qui doivent développer de nouvelles plateformes, occuper de nouveaux espaces pour rejoindre de nouveaux publics. Alors moi, je dis oui à l’aide à la presse pour assurer la qualité de l’information. »
La représentante de TC Media a développé grosso modo les mêmes arguments. La compagnie a d’ailleurs publiquement annoncé cette position interventionniste, comme Brian Myles en éditorial.
Éric Trottier a été le moins enthousiaste ou le plus prudent devant la perspective de voir l’État soutenir financièrement les médias d’information, une quasi-hérésie sur le continent nord-américain.
« J’ai des réserves par rapport à une aide aux médias d’information pour toutes sortes de raisons, a-t-il dit. Cette éventualité pose la question de l’indépendance de la presse. Radio-Canada peut en témoigner. Ce n’est pas toujours facile d’être lié à un gouvernement. […] Je ne sais pas si ça me tente d’avoir ce genre de problème. Ça pose aussi la question de savoir à qui on donne de l’aide. Faut-il par exemple en donner au Huffington Post, qui pourrait alors faire mal à un petit joueur comme Le Devoir ? Ou est-ce qu’un blogueur dans son sous-sol peut se targuer de faire de l’information ? »
M. Trottier a ensuite développé l’idée que l’industrie devait surtout se questionner sur ses propres capacités à se réformer, à innover, à négocier le virage technologique au lieu de s’en plaindre. La Presse+, un média pour tablettes, offre un exemple de mutation. Le vice-président de l’information et éditeur adjoint de La Presse, qui a piloté cette révolution, a d’ailleurs expliqué qu’il visite depuis quelque temps les innovateurs en réalité virtuelle pour préparer une nouvelle transformation de son média.
Des représentants du ministère du Patrimoine fédéral et du ministère de la Culture et des Communications du Québec assistaient aux échanges. Les deux paliers de gouvernement se préparent à réviser de fond en comble leurs stratégies numériques.
« Il y a un moment clé avec les consultations fédérales et provinciales qui commencent, dit la présidente St-Onge. Les politiques ne sont plus adaptées à l’univers numérique. Il y a un bon timing pour parler de ces choses, et ce serait mon voeu que le secteur parle d’une seule voie, patronale et syndicale, parce que nous avons les mêmes intérêts : servir le public et la démocratie. »
Ailleurs dans le monde
Voici un aperçu de soutien aux médias d’information (et à la presse en particulier) offert dans différents pays européens selon l’étude de MCE Conseils :Finlande Environ 20 % des revenus des journaux proviennent de subventions, soit autant que le tirage. La publicité fait le reste. L’étude parle d’un financement direct évalué à 92 $ par habitant.
France L’aide à la presse dépasse le milliard de dollars annuellement. Elle comprend 550 millions de subventions directes et plus de 150 millions en soutien à l’Agence France-Presse. Environ 25 000 journalistes accrédités reçoivent une centaine de millions d’abattements fiscaux.
Suède L’objectif de la politique en faveur de la presse est d’assurer le pluralisme politique et la représentation publique de « tous les courants d’opinion ». L’aide étatique versée à quelque 170 quotidiens avoisinait 100 millions en 2010.
Pays-Bas Un fonds spécial de 11 millions créé au début de la décennie a stimulé « l’innovation journalistique », soit le virage numérique. Plus de 5 millions supplémentaires ont servi à soutenir les jeunes reporters.