Au coeur du danger

La Québécoise Daphné Lemelin, vidéaste correspondante de l’Agence France Presse (AFP) au Mexique, a été vite dépêchée dans l’État du Gerrero quand 43 étudiants de l’École normale d’Ayotzinapa ont disparu en septembre 2014.
« La situation était extrêmement tendue, raconte Mme Lemelin, jointe à Mexico. J’étais la seule blonde à des miles à la ronde. On s’est fait repérer. Des gens se sont mis à nous suivre, à nous filmer. Il y avait de l’intimidation latente. »
La rumeur annonçait la découverte d’une nouvelle fosse commune dans les collines, repères des narcotrafiquants. Daphné Lemelin et une collègue ont revêtu leurs gilets pare-balles et rejoint à pied la zone où pouvait se trouver le charnier. Une camionnette est apparue sur la route.
« Soit c’était des narcos, soit c’était la police et les deux pouvaient nous tirer dessus. Nous nous sommes cachées derrière un arbuste. La camionnette s’est arrêtée près de nous. Les occupants criaient : "À gauche, à gauche !". Un mec a chargé son arme. Finalement ils sont partis. Nous étions à droite, à deux mètres. Nous avons repris la route, croisé des policiers et demandé à sortir de cette zone. »
Ainsi va parfois la vie de correspondant à l’étranger. Tous subissent des pressions, confrontent des dangers. Les risques sont-ils seulement différents pour les femmes, de plus en plus nombreuses à faire ce métier ?
« Quand je suis arrivée, oui, j’ai senti que je devais faire mes preuves parce que je manquais d’expérience, mais pas parce que je suis une femme », dit l’agencière à temps plein depuis plus d’un an. Le bureau de Mexico d’AFP TV compte onze professionnels de base : cinq rédactrices, quatre photographes (que des hommes) et une collègue vidéaste de Mme Lemelin. « C’est un travail très demandant du point de vue de la sécurité. On travaille toujours en trio (texte, vidéo, photo) et si un élément suscite moins de confiance, la sécurité de tous est menacée. »
Cela dit, elle admet aussi que pratiquer ce métier en tant que femme pose des contraintes particulières. « Partout où je vais, avec mes cheveux blonds et mes yeux pers, je suis identifiée comme femme étrangère », dit la jeune femme qui appelle sa mère avant et après chaque mission. « Le Mexique est machiste. Je me fais siffler et j’ai droit à des commentaires. Toutefois, dans les moments de risque plus élevés, je n’ai pas senti de plus grands dangers parce que je suis une femme, mais bien parce que je suis journaliste. »
Machisme et sexisme
Les recherches de la spécialiste en journalisme Anne-Sophie Gobeil généralisent le constat : de prime abord, les femmes correspondantes repoussent l’idée des différences entre leur travail et celui de leurs confrères. Il s’agit aussi de ne pas nourrir les préjugés de leurs patrons tentés par les assignations genrées. À la longue cependant, les réponses fournies confirment certaines particularités, par exemple par rapport au harcèlement.
« C’est comme si elles ne veulent pas dire qu’il y a une différence parce qu’elles font leur travail de journaliste : mettre les faits à l’avant, rapporter la nouvelle, être objectif, dit l’étudiante au doctorat. Quand elles fournissent des exemples par contre, on voit clairement qu’il y a de la discrimination. »
Son mémoire de maîtrise en communication publique à l’Université Laval sur les « Dynamiques de genre et pratiques professionnelles » déposé en 2015 se base sur des entrevues avec huit correspondantes québécoises à l’étranger. Elles ne sont pas identifiées nommément.
L’étude savante déborde d’anecdotes troublantes et choquantes mettant en évidence le sexisme, le machisme, le jeunisme, le copinage des hommes, etc. « L’autre fois, je parlais avec un boss […] il m’a parlé de son gros pénis, raconte une interviewée. Mouais. Pis c’était vraiment comme out of nowhere. […] Je pense que c’était pas du harcèlement sexuel. Il a essayé de faire une joke. C’est le genre de jokes qu’ils font tout le temps entre hommes. »
Viols et violences
Les agressions jusqu’aux viols de femmes journalistes sur la place Tahrir, au Caire, pendant le Printemps arabe de 2012, reviennent comme un point d’orgue. L’événement a tragiquement souligné la double faute des organisations de presse : d’abord, elles n’ont pas compris le danger dans lequel elles plongeaient leurs employées ; ensuite, elles ont réagi de manière sexiste en demandant carrément aux correspondantes de « rentrer à la maison », formule surchargée de mauvais sens.
Selon une étude de l’International Women’s Media Foundation, une reporter à l’étranger sur neuf a subi des violences sexuelles. « Le danger est réel, mais ça ne doit pas empêcher les femmes de faire leur travail, commente Mme Gobeil. Il faut donc trouver une manière de le faire différemment. »
La chercheuse ose même aborder des sujets délicats en rapport à certains « avantages » que peuvent déployer les femmes reporter sur le terrain. Elle identifie la séduction et même la tactique dite de la « nunuche ».
« On s’entend, mes répondantes ne mettent pas de jupes courtes ou de décolletés pour interroger des sources, dit Anne-Sophie Gobeil. L’idée c’est d’être charmante ou agréable. Ce n’est pas sexuel, mais c’est de la séduction. C’est d’ailleurs probablement un outil utilisé par toute la profession, y compris les hommes, partout. »
Et pour la nunuche ? « Je dois le dire, c’est une correspondante elle-même qui a employé ce terme pour décrire une attitude où elle faisait semblant de ne pas comprendre ce qui se passe. C’est une manière de corrompre et de subvertir les stéréotypes en jouant la naïve. »
Daphné Lemelin surveille son allure pour devenir le plus neutre possible, s’habille « en mou », se couvre beaucoup et ne se maquille pas dans un pays où les journalistes font souvent le contraire. Le bénéfice du genre sert quand il faut approcher et interviewer d’autres femmes.
L’agencière du Mexique juge aussi avoir vécu plus de sexisme dans les salles de rédaction au Québec, au tournant de la décennie. Par exemple quand son chef de pupitre lui avait laissé entendre qu’elle devrait couvrir la culture, sous-entendu « comme les autres femmes ». Un autre patron s’inquiétait que ses jeunes employées tombent enceintes.
« Il y a un changement de génération et de mentalités maintenant dans la profession, dit-elle. À l’AFP, au vidéo, nous ne sommes que des femmes et mon patron m’a dit que c’était parce que nous sommes meilleures. »