Jeff Heinrich en fondu enchaîné

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Jeff Heinrich, ancien journaliste à «The Gazette», fignole le démarrage de Projection 21, une nouvelle agence de communication pour le cinéma d’ici.

Jeff Heinrich commence par parler de Ross Teague, un de ses anciens patrons à The Gazette. Le senior manager a quitté la salle un soir de l’automne 2014, après avoir participé à une nouvelle grande adaptation numérique. M. Teague a bouclé sa journée, publié un dernier statut sur Twitter (« Mon projet du week-end ? Réinventer le sommeil ! »), pris l’autobus et il est mort avant d'arriver chez-lui, terrassé par une foudroyante crise cardiaque. Il avait 56 ans.
 

« C’était un gars très bien, un de ces managers qu’on apprécie, dit son ancien employé. Était-ce symptomatique de tout ce qui se passait dans l’entreprise ? Vivait-il un autre stress ? Je ne sais pas. Mais ça m’a donné tout un choc. »

Jeff Heinrich lui-même avait déjà quitté depuis quelques mois le vieux journal, le plus ancien du Québec, dont les racines plongent jusqu’au XVIIIe siècle. Il avait 52 ans à son départ.

L’expertise des journalistes est appréciée, je pense. Nous avons l’habitude de travailler vite et bien…

 

« Il y avait des rachats de contrats tous les mois de février. Chaque fois, je me posais la question à savoir si je devais partir moi aussi. J’ai eu les chiffres du syndicat quand je suis parti à mon tour, en février 2014. Il y avait environ 1000 employés à la Gazette en 1999. Quand je suis parti, il restait quelque 250 employés. La moitié des départs avait eu lieu dans les cinq années précédentes. »

Cette saignée n’a pas que touché la salle de rédaction, elle y a eu ses effets particuliers. Jeff Heinrich y était entré un quart de siècle auparavant, en 1989.

« Dans les trois premiers mois suivant mon embauche, j’ai couvert la tuerie à Polytechnique et la chute du mur de Berlin, sur place. On vivait un changement de génération. Nous, les plus jeunes, étions diplômés universitaires et bilingues. On ne pensait jamais que le journalisme que nous commencions à pratiquer allait disparaître. »

Disparaître ? Oui, dans le sens où un tas d’emplois se volatilisent et aussi dans le sens où le métier se transforme radicalement.

Jeff Heinrich est et demeure un excellent journaliste. Il a notamment couvert de manière magistrale les travaux de la commission Bouchard-Taylor sur les accommodements pour des motifs religieux. Il a ensuite publié Circus Quebecus (Boréal) sur le sujet avec Valérie Dufour, qui elle-même a quitté Le Journal de Montréal après le conflit de travail au tournant de la décennie.

 

Seulement, à la longue, le pro a bien compris qu’on lui demandait de redevenir le généraliste de ses premières années en travaillant de plus en plus vite, alors que lui-même souhaitait se spécialiser notamment en cinéma, sa grande passion esthétique.

« J’ai tenu une chronique DVD pendant des années. J’ai été muté à la section culturelle. Je pensais y terminer ma carrière mais le manque de personnel m’a renvoyé à la section affaires, puis à la section générale. Je travaillais le soir, les week-ends, comme tout le monde, sans que ça me pose des problèmes. Mais ce n’est plus ce que je voulais faire. À ma toute dernière soirée, j’ai fait de la surveillance des communications de police. J’étais revenu à mes premières soirées au Ottawa Citizen, quand j’étais jeune. La boucle était bouclée. »

Il nous reçoit dans sa belle maison du Plateau où il travaille maintenant. Le rachat lui a donné un an et demi de salaire. Il a fait des piges pour The Guardian de Londres et des traductions. Il continue de bloguer sur la vie culturelle montréalaise (jeffheinrich.com). Et, depuis décembre, en suivant une formation gouvernementale pour apprentis entrepreneurs, il fignole le démarrage de Projection 21, « nouvelle agence de communication pour le cinéma d’ici », comme l’annonce sa carte de visite.

« C’est une petite compagnie qui fait la promotion du cinéma d’ici, explique-t-il. Je prépare les pochettes de presse, les communiqués, tout le matériel promotionnel dans les deux langues et l’expertise pour contacter les journalistes. J’ai bâti mon plan d’affaires d’une quarantaine de pages que je viens tout juste de terminer. Le marché est occupé par quelques agences, mais je vise une part des dépenses du milieu indépendant. »

Bref, comme bien d’autres ex-journalistes, il passe donc du côté sombre de la force, comme on dit dans un certain film non indépendant. Les emplois sont souvent là, maintenant, en communications. En 2014, quand Ross Teague mourait, quand Jeff Heinrich quittait The Gazette, le Québec comptait déjà six professionnels des relations publiques et du marketing pour un reporter.

« Je ne gagnerai pas ce que je gagnais à la Gazette. Je n’ai pas besoin d’un gros salaire, termine le fondateur de Projection 21. L’expertise des journalistes est appréciée, je pense. Nous avons l’habitude de travailler vite et bien… »

Du mouvement aussi à la FPJQ

Les réorganisations de plusieurs salles de rédaction ces dernières années ont eu un impact important sur les effectifs du principal regroupement de journalistes, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), qui a perdu plus de 200 membres l’an dernier. Dans les cinq dernières années, leur nombre était resté relativement stable, à un peu moins de 2000, avant de chuter à 1744 en 2015. Le désir des journalistes de se fédérer devant la précarisation de la profession explique en partie cette tendance, croit la présidente de la FPJQ, Lise Millette. Le changement de statut des membres doit également être pris en compte, selon elle. «On remarque qu’avec les années, de plus en plus de nos membres ont le statut temporaire, c’est-à-dire qu’ils sont surnuméraires ou pigistes.» Vincent Larin


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