Écrasé par l’infâme

Il faudrait oser titrer cet article « Bal tragique à Paris : 12 morts ». Charlie Hebdo apprécierait certainement.
L’hebdomadaire satirique signe sa naissance médiatique en novembre 1970 en titrant ainsi sa couverture de la mort du général de Gaulle : « Bal tragique à Colombay — un mort ». Dix jours auparavant, un incendie dans une discothèque de Saint-Laurent avait fait 146 victimes et suscité des manchettes en conséquence.
Le journal appelé Hebdo Hara-kiri, fondé en 1960, est vite interdit par le ministère de l’Intérieur. En ce temps-là, l’État censure encore. Maintenant, la menace vient des groupes radicaux antidémocratiques, tandis que la police et les tribunaux protègent souvent la presse.
La publication va contourner l’interdiction de paraître en se rebaptisant Charlie Hebdo. L’appellation fait référence à son mensuel Charlie (sous-entendu Charlie Brown, des Peanuts) et propose un dérisoire hommage à Charles de Gaulle.
La satire, la crânerie, l’insolence, jusqu’à la grossièreté adolescente caractérisent fondamentalement cet organe lié à la tradition de la gauche radicale et de l’anticléricalisme à la française. L’ancêtre Hara-kiri, « journal bête et méchant », a lui-même été frappé deux fois d’interdit dans les années 1960.
La ligne éditoriale entremêle le vulgaire et le léger, la critique et la dénonciation, mordant à pleins crocs dans tous les pouvoirs politiques, économiques ou religieux. Seulement, la formule ronchonne et bilieuse, souvent sexiste, incarnée par le rédacteur en chef Cavanna et le directeur de publication le professeur Choron, va finir par lasser. Le journal, sans revenus publicitaires, en manque d’abonnés, disparaît en 1982 avec son 580e numéro.
Une renaissance
La nouvelle mouture est lancée en juillet 1992 autour de Philippe Val et Cabu. Le chanteur Renaud participe au refinancement.
Des anciens reprennent du service : Cavanna, Delfeil de Ton, Siné, Gébé, Wolinski, Cabu. Des nouveaux arrivent : Tignous, Luz, Oncle Bernard et Charb, caricaturiste surdoué devenu directeur du journal. Il est mort dans l’attentat de mercredi en même temps que quatre autres dessinateurs.
Le nouveau Charlie s’ancre davantage dans la défense des idéaux de la gauche radicale, des principes républicains, avec une conception absolue de la liberté d’expression héritière de la longue tradition de la satire. Les premiers journaux français dans cette veine corrosive datent de la Révolution française, époque où le dessin permet en plus de court-circuiter l’illettrisme largement répandu.
Cette presse accentue les défauts des puissants pour dénoncer les mensonges, les trahisons, les excès et la violence du pouvoir. La grande famille médiatique dysfonctionnelle compte des dizaines de titres engagés idéologiquement de tous bords (Le Nain jaune, La Lune, Le Rire, Le Canard enchaîné, etc.), qui composent avec la censure d’État et les poursuites judiciaires pendant des décennies.
Après les attentats du 11 septembre 2001, tout en critiquant l’antiaméricanisme primaire, Charlie Hebdo s’engage encore plus à fond dans un combat contre le nouvel extrémisme religieux. La France a une longue tradition de publications anticléricales appuyées sur la revendication de pouvoir rire de tout, y compris de Dieu, des hommes et des fous de Dieu, ou de ce qui en tient lieu. La lutte contre l’intolérance (l’« infâme » de Voltaire) a été la grande affaire de Voltaire et des Lumières.
L’Église catholique en fait généralement les frais. L’islam radical aussi depuis quelques années, actualité oblige.
Son option éthique et politique fait que Charlie Hebdo republie en février 2006 les tristement célèbres caricatures de Mahomet du journal Jyllands-Posten. Les dessins, instrumentalisés par des imams danois, viennent stimuler des manifestations dans des pays musulmans. Le numéro spécial, volontairement provocateur et solidaire, s’écoule à 140 000 exemplaires, record historique pour la publication parisienne.
Le caricaturiste Charb note pourtant que son journal a déjà fait paraître des dessins autrement plus féroces sur les religieux et les religions, y compris l’islam. En février 2007, Cabu en remet une couche irrévérencieuse en plaçant en une un croquis de Mahomet qui déplore : « C’est dur d’être aimé par des cons ».
Il faudrait peut-être alors aussi oser titrer cet article « Charlie Hebdo abattu par des cons »…