Surveiller et subvenir

Le correspondant vedette de CNN, Peter Arnett, possédait le seul téléphone satellite de Bagdad en 1991, pendant la première guerre du Golfe. En tout cas, il fut le seul reporter à se servir de cette très haute et très chère technologie, l’appareil de 50 000 $ pesant entre 22 et 27 kg. Vingt-deux ans plus tard, son usage s’était généralisé auprès des 200 à 300 correspondants couvrant le second conflit du Golfe.
« La guerre en Irak de 2003 est véritablement la première guerre en temps réel pour les journalistes accrédités », écrit Aimé-Jules Bizimana dans son nouveau livre Le dispositif embedding, sur la surveillance et l’intégration des journalistes pendant ce conflit fondateur du XXIe siècle (PUQ). « Le contrôle très strict du pool en 1991 avait empêché les médias de profiter de l’arrivée du téléphone satellite. […] Avec le dispositif embedding, en Irak, les journalistes intégrés ont pu diffuser, bien sûr avec l’accord des commandants, des reportages en temps réel. »
Aimé-Jules Bizimana, professeur au Département de sciences sociales de l’UQO, demeure l’un des rares spécialistes du sujet un peu tabou des rapports entre le médiatique et le militaire, qui débouche inévitablement sur des questions concernant la désinformation et l’information, l’omertà et la transparence, ce qui peut être dit et ce qui doit être gardé secret. À la limite, la couverture des affaires militaires représente peut-être le cas limite où se frottent les idéaux communicationnels au principe de réalité.
« En fait, non », réplique très franchement le spécialiste rencontré en marge d’un congrès sur les rapports entre les relationnistes et journalistes, la semaine dernière, à l’Université Concordia. « Au début de mes recherches, je pensais comme ça. À force de parler avec des journalistes, j’ai changé d’idée. Les reporters me disent de ne pas penser que c’est pire avec l’armée qu’avec Hydro-Québec. Et je le crois de plus en plus. »
Gaver un reporter
Pour le professeur Bizimana, les journalistes ne se font donc pas plus « bourrer » par les militaires que par d’autres représentants de l’État, de sociétés d’État ou de compagnies privées.
« Ce n’est pas qu’on se fait bourrer,explique-t-il. Toutes les organisations, comme l’armée, ont intérêt à faire passer un message. Le service d’information militaire et les officiers chargés des relations publiques sont là pour relayer un message de l’armée. Ça me fait penser à une parole de René Lévesque, et c’est bien le journaliste qui parlait à l’époque. Il disait : “On ne ment pas, mais il y a une quantité incroyable de choses qu’on ne dit pas.” Moi, je pense que le travail des relationnistes se ramène un peu à cette perspective. »
La nuance est fondamentale. Il s’agit donc de dire la vérité ou une partie de la vérité, mais sans mentir, la découverte du mensonge minant inexorablement la crédibilité de l’institution et de ses porte-parole. « Tous les officiers que j’ai rencontrés m’ont parlé de l’importance fondamentale de la crédibilité, dit le professeur. Les journalistes ne pardonnent pas à ce sujet. »
Il ne s’agit pas de tout dire non plus. Cette idée de ne pas relayer toute la vérité se comprend encore plus dans le contexte du très difficile et très dangereux travail militaire. « Dans une opération, il arrive de bonnes et de mauvaises choses, résume le spécialiste. Sans un travail créatif, le journaliste ne découvrira pas ces mauvaises choses. »
Un dilemme
La presse et les armées modernes avancent en tandem. Les armées ont commencé le contrôle, y compris par la censure, dès la fin du XIXe siècle, tout en comprenant l’importance de diffuser des informations massivement auprès de la population, elle aussi mobilisée par les guerres totales.
Cela dit, effectivement, parfois, les soldats font fort dans le contrôle. Au Mali récemment, les troupes françaises ont empêché les reporters de pénétrer la zone des contrats pendant une semaine, tout en fournissant des photos et des vidéos produites par les services de propagande. « C’est un cas exemplaire, un cas limite de contrôle total. »
L’exemple des journalistes embarqués (embedded) aussi doit être examiné avec nuance. Dans son livre sur le sujet, M. Bizimana emprunte au maître ouvrage Surveiller et punir de Michel Foucault (1975) pour comprendre le fonctionnement du dispositif de contrôle de l’information sur un mode continu mais flexible. Il montre en somme comment les uns (les militaires) acceptent d’être observés par les autres (les journalistes) tout en les surveillant eux-mêmes. Le concept de panoptisme permet de théoriser cette mécanique du pouvoir où l’observé se contrôle parce qu’il se sait surveillé.
« Dans l’ensemble des journalistes, une minorité seulement va au-delà des évidences. Tout le monde ne va pas au front. Dans mes entrevues, beaucoup de journalistes d’ici se plaignent de ne rien voir quand ils sont “embedded”. En même temps, d’autres me disent qu’il ne faut pas se laisser gourer par les journalistes qui se plaignent, alors qu’en fait, ils ne font pas leur travail. Ce qu’ils disent, c’est que le journaliste qui veut aller au front ira. Mais il faut être entreprenant et savoir contourner les officiers d’affaires publiques qui cherchent à faire écran. Seulement, on s’entend, il y a des contraintes à respecter et des dangers de mort. »
ICI Radio-Canada RDI diffusait la semaine dernière le documentaire Journalistes au combat sur ces collègues kamikazes qui suivent les conflits à travers le monde. « Les gars qui font mon métier, les photographes et les vidéastes, nous sommes tous les prophètes de la destruction, de la souffrance, de la mort. Et comme la plupart des prophètes, nous ne finissons pas bien », y déclare le reporter John Steele, lui-même taraudé chaque nuit par des cauchemars.
M. Bizimana cite finalement des as à suivre: Murray Brewster, de La Presse canadienne, spécialiste des affaires militaires canadiennes; ou encore Graeme Smith, correspondant du Globe Mail, auteur de The Dogs Are Eating Them Now, sur la guerre en Afghanistan.
« J’ai rencontré 60 journalistes et vingt officiers d’affaires publiques pour mon livre, et tout le monde a parlé de Graeme Smith du Globe Mail. Il connaît très bien l’Afghanistan. Même les militaires lisent ce qu’il écrit et y apprennent des choses. Mais ce type de travail coûte extrêmement cher, et les médias manquent de plus en plus de ressources. »
On ne ment pas, mais il y a une quantité incroyable de choses qu’on ne dit pas