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Raymond Aron (1905-1983) a été un grand intellectuel et un redoutable journaliste.
Photo: Agence France-Presse Raymond Aron (1905-1983) a été un grand intellectuel et un redoutable journaliste.

Le Français Raymond Aron (1905-1983) a été un grand intellectuel et un redoutable journaliste. Enfin, un éditorialiste, commentateur plutôt que rapporteur de l’information, mais ne chipotons pas. Ce « spectateur engagé », selon la formule consacrée, a évidemment beaucoup réfléchi sur la capacité à concilier l’une et l’autre activité. Dans ses passionnantes Mémoires (1983), il a cette formule synthétique à propos de ses collègues universitaires regardant toujours de haut les années où il avait supposément perdu son temps à éditorialiser au Figaro : « Ceux qui peuvent le plus, écrit-il, ne peuvent pas nécessairement le moins. »

 

Raymond Aron témoigne dans le même sens au deuxième épisode de la série sur la philosophie du journalisme que vient tout juste de diffuser France Culture. « Il n’y a pas de contradiction entre la formation à la rigueur philosophique et la souplesse de l’interprétation dans l’ordre du quotidien ou du journalisme, dit-il. S’il y a un paradoxe, c’est que je puisse encore faire un cours sur la philosophie de Spinoza et que, de l’autre côté, je puisse écrire un article de journal sur la politique actuelle. »

 

Aron affirme que si des gazettes avaient existé au XVIIe siècle, Spinoza y aurait certainement écrit. Il avoue pourtant avoir lui-même conservé de sa formation philosophique « une espèce de répugnance à l’égard du journalisme et du commentaire quotidien » et il ajoute qu’il ne surmonte cette répugnance qu’à la condition de « penser à chaque instant le monde à l’intérieur d’un système ».

 

« Il m’est arrivé que le directeur du journal dans lequel j’écrivais me demande : “Que pensez-vous de tel événement ?”, termine Raymond Aron. Et je répondais : “Je n’en pense strictement rien”. Il m’est arrivé dans ma vie, peut-être deux ou trois fois, peut-être plus, de faire des commentaires à chaud sur un événement que je ne pouvais pas interpréter. J’ai dit des bêtises comme tout le monde. Mais j’en ai eu un sentiment d’humiliation beaucoup plus fort que la plupart des autres journalistes. »

 

Un labyrinthe de réflexions

 

Honnêteté pour honnêteté, il faut bien reconnaître que des émissions semblables, il ne s’en trouve à peu près pas sur les ondes canadiennes. Les nouveaux chemins de la connaissance (toujours disponible sur franceculture.fr) s’interroge quotidiennement sur le monde en faisant intervenir des penseurs contemporains, savants en tous genres. La voix et la rigueur de la philosophe Adèle Van Reeth guident l’auditeur dans ce labyrinthe de la réflexion où se croisent des extraits de textes, mais aussi des critiques de livres.

 

La série sur la philosophie des médias et les médias dans la philosophie est divisée en quatre parties d’un peu moins d’une heure chacune. La première s’interroge sur l’espace public dans la pensée du philosophe allemand Jürgen Habermas. Les autres portent sur l’actualité, la liberté d’expression et la fabrique de l’information.

 

Comme le veut la norme sur France Culture, l’émission maximise son temps d’antenne et hausse le niveau intellectuel médiatisé. Les pros le savent : pour avoir l’air naturel, pour que ça coule au micro, il faut préparer ses interventions et scénariser les échanges. La fabrication et le montage éliminent les temps morts comme les phrases creuses, concentrent la réflexion. On est loin de Jacques Languirand, mettons.

 

La forme aussi est très agréable. Les extraits sonores puisent aussi bien dans des extraits de conférences prononcées par de grosses pointures que dans la chanson populaire. Après le passage où Raymond Aron parle de la difficulté de juger l’actualité à chaud, on entend David Bowie et le groupe Queen chanter Under Pressure. Dans le dernier épisode, une journaliste lectrice livre un texte de Baudrillard sur la mystification, l’illusion et la simulation comme s’il s’agissait d’un reportage.

 

Ce que le présent veut dire

 

Les réflexions fondamentales foisonnent. À la deuxième prise, franchement la plus intéressante des quatre, Myriam Revault d’Allonnes, professeure à l’École pratique des hautes études, auteure de plusieurs ouvrages sur la politique et la modernité (La crise sans fin, au Seuil), note qu’une philosophie de l’actualité est possible dans le sens d’une pensée de l’événement et du présent. La philosophe Hannah Arendt n’a rien fait d’autre que penser ce qui arrivait à son époque, le totalitarisme, la Shoah.

 

Merleau-Ponty affirmait aussi à sa manière la nécessité de la réflexion philosophique sur l’actualité. Il souhaitait que la réflexion soit en interaction permanente avec l’époque, qu’elle évite surtout de se positionner en surplomb. Il préférait aussi l’intervention ponctuelle à l’engagement permanent, selon le modèle sartrien. « Il n’y a pas, d’un côté, la pensée intemporelle et, d’un autre côté, l’événement fugace, dit la philosophe. L’événement sollicite la pensée. Il la provoque. Il la met en demeure non pas de se prononcer, mais de réfléchir sur cet événement auquel il n’a pas le droit de se soustraire. »

 

Une information, ça se fabrique, rappelle finalement François-Bernard Huyghe, ancien réalisateur de télé, maintenant professeur d’université. L’info sélectionne parmi des milliards d’événements. Quelques milliers intéressent les médias du monde. Pour chacun, et pour tous ou presque, dans un giron sociolinguistique donné, le filtre médiatique les réduits à une poignée, cinq ou six importants dans une journée.

 

« Il y a une sélection, dit le spécialiste des médias. Elle est faite par des professionnels, des rédacteurs, des journalistes qui sélectionnent en fonction de ce qu’ils pensent être l’intérêt du public, le sens profond de l’événement. Et maintenant les réseaux sociaux, qui nous permettent de sélectionner nous-mêmes ce qui semble important. Exemple : un imbécile, particulièrement sadique, martyrise un chat. Les réseaux sociaux s’emballent là-dessus, et cet événement finit par tenir beaucoup plus de place que 108 morts dans un attentat au Nigeria le même jour, qui apparemment n’intéresse personne. »

 

Comment dire ? Un « sentiment d’humiliation » passe…

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