Quand ça va mal…

La plongée de Libération a force de symbole noir dans ce recul généralisé.
Photo: Agence France-Presse (photo) Thomas Coex La plongée de Libération a force de symbole noir dans ce recul généralisé.

La jeune patronne de la salle de rédaction fait la leçon. « Pense Internet, Paula », dit-elle à une journaliste du troisième âge.

 

D’autres, plus jeunes, plus folles, ne pensent déjà qu’à ça. Une punkette résume son propre credo de l’information à l’ère de la grande dématérialisation : « Fu[blip] le journal de demain : c’est ça le Web, on n’a pas le temps d’attendre ! »

 

Paula en tire finalement une nouvelle règle générale pour les médias du XXIe siècle : « La game vient de changer, y a plus de limites… »

 

Où est-on, là ? On est dans la bande-annonce des Jeunes loups, nouvelle série du journaliste scénariste Réjean Tremblay, en ligne depuis quelques jours. La fiction campée dans le monde des médias en mutation sera en ondes à TVA à compter du 13 janvier.

 

Le site humoristique Le Navet a exploité sans attendre la bonne affaire humoristique. « Réjean Tremblay fait le pari audacieux qu’Internet bouleversera le monde des journaux », titrait vendredi le média satirique.

 

« Je sais que cela peut sembler lointain pour la plupart des gens, mais cette nouvelle technologie que les spécialistes nomment Internet va bouleverser le paysage médiatique à jamais, ironise Le Navet avec une citation inventée, faussement attribuée à l’auteur de Scoop et deLance et Compte. Certains vont jusqu’à dire que l’avenir du papier imprimé est en péril, imaginez ! Pour un auteur d’avant-garde, c’est une prémisse foisonnante. »

 

On ne rit plus

 

La réalité rattrape la fiction déjà caricaturée. Ça va effectivement mal, très mal pour la presse. Les dernières données catastrophiques arrivent de France et elles ne sont pas moins noires. Les ventes de tous les titres reculent, le plus touché étant Libération.

 

En moyenne, la baisse documentée sur les trois premiers trimestres de 2013 dépasse les 16 %. Pour le quotidien de gauche par contre, la chute s’avère deux fois plus importante, avec un reflux de 30 %.

 

Le mois de septembre, celui de la grande rentrée au travail et aux études, a été particulièrement catastrophique. Les effondrements allaient alors de 14 % à 26 % pour toutes les publications.

 

Au total, dans ce portrait pulpeux et enténébré, il n’y a que La Croix qui résiste. En trois quarts d’année, le journal d’obédience catholique a vu sa diffusion augmenter de 1,2 %, avec un bond de 8 % pour les ventes en kiosques. Le quotidien plus que centenaire tire maintenant à quelque 95 000 exemplaires en moyenne.


Revoir le modèle

 

Ce portrait de groupe sur fond de crise vient de paraître sous l’autorité de l’Association pour le contrôle de la diffusion des médias. L’organisme fondé en 1922 certifie la diffusion, la distribution et le dénombrement des journaux et des périodiques. Les données pour la presse nationale concernent une douzaine de quotidiens et d’hebdomadaires. Elles incluent toutes les ventes, au numéro, par abonnement numérique ou papier.

 

La plongée de Libération a force de symbole noir dans ce recul généralisé. Si la lourde tendance se maintient, le quotidien de gauche pourrait déjà avoir plongé sous la barre des 100 000 exemplaires vendus quotidiennement. Il en écoulait 70 000 de plus à la fin du XXe siècle. Et la baisse régulière et imparable s’accentue maintenant plus que jamais.

 

Le paradoxe, c’est que la version en ligne attire des millions de visiteurs par mois. Tout le problème de ce journal comme de presque tous les autres tient à cette incapacité à revoir le modèle d’affaires pour que les rendements sonnants et trébuchants reflètent la mutation de la diffusion.

 

« La game vient de changer, y a plus de limites… »

 

Toute la chaîne de l’info souffre de cette grande mutation. Les reculs ont évidemment des conséquences sur les emplois. Les journaux vont mal, et les journalistes ne se portent pas mieux. En octobre, un décompte du Monde évaluait qu’environ 1500 postes auront disparu des rédactions de France en 2013. En 2012, la saignée aurait emporté plus de 1150 emplois des salles.

 

Les kiosques à journaux disparaissent eux aussi. L’an dernier, plus d’un millier de points de vente ont fermé. Les disparitions de cette année frappent encore 15 % du lot. Le kiosque reste une curiosité hexagonale.

 

Réorienter les contenus

 

Le mal s’étend partout en Europe. À tel point que le groupe libéral du Parlement européen (ADLE) a organisé un colloque sur le sujet à la mi-novembre.

 

« Il faut réorienter les contenus, déclare l’ex-journaliste Jean-Marie Cavada, maintenant député et à l’origine de cette réunion parlementaire, dans une entrevue diffusée… gratuitement, depuis le 27 novembre, sur le site du correspondant à Bruxelles de Libération. [Il faut] revoir l’économie de la chaîne de fabrication (impression, distribution) et surtout revenir au payant, comme le fait Mediapart : la presse écrite a fait une erreur stratégique monumentale au début des années 2000 en choisissant d’offrir gratuitement sur Internet le contenu qu’elle faisait payer sur papier. Cela a concouru à dévaloriser l’information devenue une denrée sans valeur. »

 

Ses recommandations ? Lever des emprunts pour équiper massivement les entreprises de presse de moyens numériques. Mobiliser les États contre la captation de la manne publicitaire par les géants comme Google. Et puis, surtout, exiger de la presse qu’elle retourne aux fondamentaux en donnant la priorité à l’approfondissement.

 

« C’est cela le rôle de la presse : apporter de la fiabilité, de la compréhension, de la vulgarisation, dit-il. L’exemple à suivre, c’est The Economist, l’hebdomadaire britannique, qui a choisi de ne délivrer que du fond sur le papier. Cela nécessite des moyens, mais, actuellement, on réduit la taille des rédactions, ce qui revient à se tirer une balle dans le pied… »

 

Bref, « pense Internet, Paula ». Mais surtout, pense…

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