Accros aux superhéros

Maudite bédé. En 1954, en plein maccarthysme, un sous-comité du Congrès américain se penche sur la criminalité adolescente. Le psychiatre germano-américain Fredric Wertham témoigne.
En pleine guerre, en 1941, il a publié Dark Legend, portrait d’un jeune meurtrier de 17 ans qui aurait développé des obsessions noires en regardant des bandes dessinées colorées. Le docteur Malamour de la bédé vient de lancer le sulfureux Seduction of the Innocent, fer de lance de sa croisade anti-comics.
« Les périodiques de bande dessinée [comic books] constituent un facteur important dans plusieurs cas de délinquance juvénile », dit le savant dans un extrait filmé repris dans la série documentaire Superheroes, production de trois heures diffusée ce mardi à PBS. Le fin connaisseur déniche les déviances enfouies dans ces images en apparence anodines. Il s’inquiète de la promiscuité de Batman et de Robin, « rêve réalisé de deux homosexuels vivant ensemble ». Il associe aux SS le S de Superman, en tout cas à une idéologie de la race supérieure.
Des boycottages suivent. Des séances d’autodafés de comics aussi. On pourrait établir des parallèles avec les niaiseries que colportent maintenant les médias sur la responsabilité pathogène des jeux vidéo, de la culture gothique ou du heavy metal, mais on ne le fera pas.
Revenons donc à la série télé au sujet fascinant : les superhéros de l’Amérique. Il n’y a évidemment pas que le douteux docteur Wertham pour juger ce phénomène médiatique et culturel. Certains autres témoignages redoublent d’emphases positives. Ces dieux de la fiction pulpeuse seraient pour l’Amérique l’équivalent de l’Olympe. En tout cas, ils illustreraient ce que les États-Unis souhaitent être. Et peu importe, au total, cette aventure culturelle serait aussi caractéristique et remarquable que le jazz.
Un surhomme
Le premier épisode diffusé à compter de 20h s’intitule Truth, Justice, and the Americain Way. Il examine le développement des comics de 1938 à 1958. Les autres se penchent sur les héros noirs et malheureux des années atomiques (1959-1979) concentrés dans Spiderman et Hulk (Great Power, Great Responsability, à 21 h), puis sur les produits dérivés au cinéma depuis 1978 (A Heroe Can Be Anyone, à 22 h).
Chaque fois, le portrait de groupe avec capes et collants utilise des témoignages d’artistes et de spécialistes, des images d’archives, de séries télé, de films et de bédés, évidemment. La forme joue parfois de clins d’oeil aux cases.
Le panorama commence donc en 1938 avec l’apparition du père de tous les superhéros, Superman, dans le no 1 d’Action Comics. Les quelque 200 000 exemplaires se vendent 10 cents pièce. Une centaine a survécu. En 2011, un de ces trésors pulpeux a rapporté 1,5 million de dollars aux enchères.
Dès ce premier numéro, Superman tabasse un batteur de femmes, sauve une détenue injustement condamnée à mort et dénonce un politicien crapuleux. Ce modèle du justicier omnipotent s’étend très, très rapidement.
À la fin de 1939, sept compagnies publient une cinquantaine de titres autonomes. Une année plus tard, deux douzaines d’éditeurs diffusent quelque 150 comic books mettant en vedette des superhéros, possédant de superpouvoirs, mais vivant sous des identités secrètes parmi les gens ordinaires. Il y a The Ray, The Shield, Skyman, The Comet, Sandman, Mysterymen. Le seul catalogue de Marvell Comics rassemble 5000 superhéros ! « Les jeunes Américains sont devenus zinzins », résume un spécialiste.
Batman et Hitler
La série rappelle aussi les origines juives de beaucoup de créateurs, à commencer par les deux papas de Superman. Si la littérature est l’affaire des intellos, si la musique pop attire les mauvais garçons, en gros, la bande dessinée s’assume comme royaume des nerds, des gars à lunettes un peu asociaux, obsédés par la science-fiction. Les studios en réunissent des tas de différentes origines avec un petit supplément de juifs.
Un de ces artistes low art invente Batman, nouveau genre de héros, déguisé pour combattre le crime, mais sans superpouvoir. La série de l’homme chauve-souris crée aussi les superméchants, dont le Joker, clown meurtrier en série.
Captain America, né en 1941, concentre son temps de guerre. Il poursuit les traîtres et les espions aux États-Unis. Il s’attaque aux Japonais militaristes, aux nazis, à Hitler lui-même. Un de ces cocréateurs, Jack Kirby, explique que « tout le monde était patriote à l’époque ». Tous les autres superhéros vont effectivement s’y mettre, formant un bataillon lutant pour le bien contre les vraies de vraies incarnations du mal.
Le premier épisode montre encore que les comics s’adaptent aux nouveaux rôles socioéconomiques des femmes. Avant la guerre, les personnages féminins stéréotypés, naïfs, un brin cocottes, se mettent dans le trouble duquel les tirent les über-mâles. Les superhéroïnes, assez rares, agissent comme des majorettes des vrais champions, très masculins.
Le documentaire montre que la mutation se produit en 1941 avec la naissance de Wonder Woman, dans All Star Comics. La plus célèbre des superhéroïnes est imaginée par un autre psy original, double inversé de Fredric Wertham, qui prétend avoir inventé le test du polygraphe. William Moulton Marston croit les femmes supérieures aux hommes et prédit qu’un jour l’Amérique deviendra un immense matriarcat. En plus, l’imagerie de sa bande dessinée emprunte beaucoup au fétichisme en multipliant les cases de personnages enchaînés, liés, humiliés. Une super femme sado-maso, qui dit mieux comme modèle pour les enfants ?
Les iconoclastes potentiels du Congrès ne recommanderont pas de censurer ce genre d’image. Les éditeurs de comics vont toutefois se doter d’un organisme, le Comics Code Authority, chargé d’appliquer des règles autorégulatrices.
Les bédés n’en sont pas devenues moins représentatives de leur temps pour autant. Les sociétés créent toujours des dieux à leur image. Le deuxième épisode montre que les superhéros de la guerre froide et des turbulentes années 1960 deviennent plus angoissés, pleins de défauts, humains, trop humains, quoi. Ils migrent en même temps vers d’autres plateformes, la télé mais surtout le cinéma qui les rend superprofitables au temps du supercapitalisme mondialisé…