Les journalistes précaires

Un journaliste indépendant ne gagne plus maintenant que 59 % de ce que la pige lui rapportait en 1981. On peut le dire autrement: en trois décennies, la rémunération moyenne d’un reporter pigiste a diminué de plus de 40 % au Québec.
Les femmes peuvent encore plus se désoler puisqu’en moyenne leurs revenus se situent 14 % en dessous de ceux des hommes. La discrimination se vérifie même à travail égal, pour un même média (sauf pour les photojournalistes, strictement égalitaires).En écriture magazine par exemple, les consœurs engrangent 23 602 $ en moyenne par année par rapport à 33 007 $ pour les confrères.
Pas étonnant donc que plus du quart (27 %) des pigistes songe à quitter la profession. Et seulement 3 % des journalistes indépendants jugent que le statu quo est envisageable.
Un portrait des journalistes indépendants
Ces données proviennent du Portrait des journalistes indépendants québécois en 2013, dévoilé ce samedi, à Montréal, aux états généraux l’Association des journalistes indépendants du Québec (l’AJIQ). L’enquête s’appuie sur un sondage réalisé auprès de 106 professionnels recrutés sur le Web entre le 12 et le 26 août dernier. L’échantillon non probabiliste représente à peu près 16 % des journalistes non affiliés. En 2010, il y avait environ 4300 journalistes professionnels au Québec, dont quelque 640 indépendants.
« Je trouve ça vraiment triste que tant des journalistes indépendants pensent à quitter la profession dans les deux prochaines années, commente Mariève Paradis, présidente de l’AJIQ, interviewé vendredi. C’est un effet des mauvaises conditions de travail. L’étude nous montre que les revenus ont reculé depuis 30 ans. Quelqu’un qui recevait 100 $ le feuillet en 1983, reçoit encore le même tarif aujourd’hui. C’est ahurissant. En plus, la longueur des articles diminue et le pigiste n’est pas rémunéré pour la diffusion sur plusieurs plateformes. »
Le sexisme sonnant et trébuchant révélé par l’enquête la trouve tout autant. « On couvre l’égalité homme femme dans nos reportages et nous ne sommes même pas capables de voir le principe d’équité respecté dans notre propre milieu, dit la présidente. Ces données inédites vont stimuler la prise de conscience de certains problèmes fondamentaux, en espérant que ça fasse réagir non seulement les journalistes sur le terrain mais aussi les entreprises médiatiques et le gouvernement. »
25e anniversaire
La rencontre de samedi marque le 25e anniversaire de fondation de l’AJIQ, née d’états généraux de la pige organisée en 1988 par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ). Une centaine de participants discutent de leur condition de travail et des moyens pour les améliorer. « On veut refaire le même exercice un quart de siècle plus tard, voir l’avenir avec un œil positif et trouver des solutions », dit Mme Paradis.
Une forte impression d’un portrait de groupe d’« intellos précaires « à la québécoise » se dégage de l’enquête. L’expression a été popularisée en France par deux Anne et Marine Rambach dans un essai de 2001 décrivant les nouvelles conditions de vie des travailleurs à contrat dans le domaine de la recherche, de l’écriture, de la traduction, de l’enseignement ou du journalisme.
Le sondage a été mené et synthétisé par Amélie Daoust-Boisvert, membre du conseil d’administration de l’AJIQ et collègue du Devoir. Voici d’autres faits saillants de l’enquête :
- Un trentenaire universitaire : le journaliste indépendant moyen à 38 ans et un diplôme universitaire.
- De revenus très moyens. Les sondés déclarent des revenus de 36 352 $ en moyenne par année, dont 25 374 $ tirés de la pige journalistique. Les reporters salariés gagnent 20 % de plus. Pour boucler la boule, les trois-quarts des professionnels se livrent à d’autres activités, l’enseignement ou des contrats en communication par exemple.
- Des mauvais payeurs. Le tarif moyen au feuillet est de 108 $ pour les magazines et de 85 $ pour la presse écrite. Certaines publications payent aussi peu que 25 $. Le maximum oscille autour de 300 $ pour 250 mots. Les retards de paiement (plus de 30 jours) affectent plus de 60 % des répondants.
- Des conditions pénibles. « Je travaille dans le milieu de la télé depuis 20 ans et ce que je constate c’est que les budgets diminuent, le temps alloué à la recherche et aux tournages aussi, alors que la charge de travail augmente. Et par conséquent les heures travaillées, dit un témoignage. Le contenu est de moins en moins important et constitue généralement la plus petite portion des budgets. Avec l’arrivée des médias sociaux et les difficultés des médias en général, le contenu appartient à tout le monde. L’expérience a de moins en moins de valeur. »
- Une éthique élastique. Le respect des règles professionnelles devient un luxe que certains ne peuvent plus se permettent. Plus du quart (26 %) des sondés disent qu’ils leur « arrive d’accepter des contrats qui contreviennent au code de déontologie ». Certaines réponses aux questions ouvertes du sondage font frissonner. « On me dit qui interviewer, déclare un pigiste. On m’informe que tel type de contenu n’est pas envisageable. On m’invite à l’autocensure. »
Négociation collective ou ordre professionnel
La solution proposée par l’AJIQ et débattue aux états généraux passe par la négociation collective. Les trois quarts des répondants au sondage la favorisent tandis que 40 % souhaitent la création d’un ordre professionnel. L’entreprenariat et le lancement d’un nouveau média représentent la solution d’avenir pour le quart du lot.
L’Union des artistes et d’autres associations professionnelles offrent un modèle de négociation collective éprouvé. En gros, dans les secteurs artistiques, les syndicats de travailleurs autonomes négocient avec les fournisseurs d’ouvrage des conditions d’embauche de base, un minimum pour tous.
Un comédien par exemple, ne peut être payé moins que tant pour une représentation théâtrale. Selon cette logique, une convention collective des communications pourrait assurer à un journaliste indépendant tel montant minimum du feuillet pour une pige dans un magazine. Libre alors aux plus performants, aux plus reconnus, aux plus chanceux, de négocier des tarifs plus élevés, un peu comme les stars de l’UDA reçoivent plus que le minimum quand ils jouent sur scène.
« Il existe une loi sur le statut de l’artiste, conclut la présidente. Nous souhaitons obtenir une loi qui s’en inspire pour le secteur des communications. Nous souhaitons que cette loi reconnaisse l’AJIQ comme association pour négocier des ententes collectives avec les médias. »