La marge en archives et en promesses

Le trio fondateur : Philippe Côté, Jean Dubé et Alain Bergeron.
Photo: JJRD Le trio fondateur : Philippe Côté, Jean Dubé et Alain Bergeron.

« Il faut faire de sang-froid ce qui donne du remords. » J’ai longtemps vécu avec une petite oeuvre d’art plastifiée de l’artiste Philippe Côté sur laquelle apparaissait ce joli et puissant apophtegme. La carte appartient toujours à une dame que nous avons bien connue tous les deux.


« Il me semble que c’est une citation, mais je n’ai pas retrouvé de qui, m’écrit-elle après vérification. D’un côté, il y a cette phrase et “COPIE 57” (qui était son année de naissance, si je me souviens bien), collée sur une image floue un peu XVIIIe, genre Liaisons dangereuses, où un homme (habillé) enlace une femme nue étendue lascivement sur un lit à baldaquin. De l’autre, ça dit : “L’amour instruit l’innocence.” Et on voit un enfant qui tient une petite cage, appuyé contre un chérubin, qui le tient par le cou, comme pour le protéger. En fait, ce n’était pas vraiment une carte. .(SCP), c’était plutôt un message personnel… »


.(SCP), c’est-à-dire .(La Société de conservation du présent), mouvement artistique qui a multiplié les productions avant-gardistes et marginales à Montréal entre 1985 et 1994. Le collectif pionnier des arts numériques au Québec regroupait donc Philippe Côté, mais aussi l’auteur de logiciel Alain Bergeron et le photographe et écrivain Jean Dubé.


Le centre d’artistes Agence TOPO, spécialisé dans le multimédia, vient de lancer un ouvrage abondamment illustré avec des textes éclairants d’une dizaine de collaborateurs. Le trio de choc s’y révèle critique, poétique et humoristique, irrévérencieux à souhait et en même temps sérieusement fasciné par le langage, la technique, la muséologie, la libre circulation des archives, le mouvement ti-pop, Marcel Duchamp, la typographie, les points et les parenthèses.


.(SCP) fut aussi un groupe précurseur dans le domaine des réseaux électroniques et de la création assistée par ordinateur. Elle a inventé un logiciel de clavardage baptisé (La ‘Calembredaine), un autre pour générer de la poésie de manière aléatoire et le Musée Standard, en fait un des premiers sites au monde de conservation d’oeuvres dématérialisées.

 

Une dette posthume


Pourtant, bien peu de gens connaissent cette création pionnière. J’avais moi-même perdu la trace de Philippe Côté depuis deux bonnes décennies. D’ailleurs, il est mort en 2011.


« C’est un travail que l’on devait à Philippe, explique Sonia Pelletier, qui a dirigé la publication. Un peu avant son décès, il a manifesté le souhait d’un livre qui porterait sur la .(SCP), parce que Philippe a aussi eu une carrière individuelle après ce mouvement. »


Le coauteur Bernard Schütze a réalisé de longs entretiens avec l’artiste condamné. L’ouvrage-hommage, partiellement bilingue (anglais et français), concentre ces propos et confidences. Pour le reste, le minutieux examen se divise en trois parties, chacune reprenant et explorant un des axes conceptuels des .SCPistes : 1. le principe d’archives, 2. l’art de la promesse et 3. le désoeuvrement.


« C’est leur mode opératoire, explique Mme Pelletier. Ils ont produit des archives avec l’actualité. Ils ont promis beaucoup parce que ces jeunes voulaient tout embrasser, le monde entier. Et puis, ils ont oeuvré dans le désoeuvrement, en ce sens qu’ils ont pris le temps de s’attarder aux choses tout en créant. C’étaient des intellectuels et, franchement, je ne vois pas beaucoup d’héritiers de cette tendance aujourd’hui, même si leur intérêt pour l’ordinateur est maintenant généralisé. »


Le livre lui-même s’inscrit dans l’art de la promesse, ajoute Mme Pelletier. Dans son introduction, elle présente aussi le travail comme « une archive des archives » du collectif.


Démarche éparpillée


Le retour analytique permet d’organiser systématiquement une démarche volontairement éparpillée (slogans, pictogrammes, empreintes estampillées, infiltrations signalétiques). Elle s’avère quasi irréductible aux concepts, toute faite d’actions furtives et d’événements fugaces concentrés entre Les Foufounes électriques et le Centre Copie-Art à Montréal, en tout cas en dehors des réseaux officiels et des instances de reconnaissance de l’art, jusque sur les lampadaires, les contremarches des immeubles ou les murs du métro.


Une chronologie instructive permet de bien situer les multiples interventions du petit commando, y compris l’audacieuse et iconoclaste intervention sur Le grand verre de Marcel Duchamp à Philadelphie, que le trio a osé estampillé comme copie et archivé par la .(SCP).


« Bien qu’infiltré dans le milieu des arts visuels, on se rend bien compte que la production du groupe était plus de l’ordre des communications, dit Mme Pelletier. C’était des touche-à-tout sur des sujets d’actualité, de l’enseignement au tiers-monde. C’était un collectif très politisé qui s’exprimait par le clin d’oeil et l’ironie. »


1000/Plateau


Le beau livre reproduit plus d’une centaine de cartes artistiques. Ces mini-oeuvres de poche, transportables dans un portefeuille, le filiforme à lunettes, dandy attardé et hipster avant l’heure, venait souvent les encoller à la Coop de l’UQAM avec la machine chauffante utilisée pour plastifier les cartes de membres. On était deux ou trois commis à rendre ce service banal au milieu des années 1980.


Toute la finesse ironique du créateur atypique s’y concentre. Philippe Côté épluche Le Devoir et y déniche des perles ou des coquilles autour de ses marottes, les archives, le présent, le musée ou l’artiste. Il propose des jeux de mots rigolos, comme « Diderot Québec », là encore avec des citations de circonstances.


Il colle du carton des cigarettes Caporal et lance ce « conseil théologique » de la .(SCP) : « Enlignes-toé Baqua, Jésus y reviendra pas. » Philippe Côté fumait comme un sapeur. Il est mort d’un cancer des poumons.


Son oeil perçant et son esprit artistiquement tordu lui permettaient de déchiffrer des signes partout. L’ouvrage ne le raconte pas, mais une dame me l’a dit: Philippe Côté avait par exemple développé une sorte de petite obsession autour des étiquettes de la boucherie du Provigo situé alors au 1000 de l’avenue du Mont-Royal Est.


Pourquoi ? Parce qu’elles étaient signées «1000/Plateau». Philippe Côté y voyait un hasard objectif évident pointant vers Mille plateaux, deuxième tome de Capitalisme et schizophrénie des philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari. On y retrouve ce genre de phrases synthèses de notre époque hyperbranchée et paranoïaque qu’archivait avec passion et sans remords la .(SCP) : « On est devenu soi-même imperceptible et clandestin dans un voyage immobile. »


 

Les archives de Philippe Côté n’ont pas encore trouvé preneur. Un site Web de l’Agence TOPO suivra à l’automne.

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La tête dans la m…

Il n’y avait évidemment que Les Cahiers de l’idiotie pour oser s’attaquer au pestilentiel et universel sujet de la merde. La dernière livraison de cette audacieuse revue québécoise y consacre plus de vingt textes savants.

L’appel aux contributions a été mondialement suivi d’une réponse enthousiaste, avec des propositions de plusieurs continents, en quelques langues, pour beaucoup de disciplines. Le résultat parle donc de la merde en littérature, au cinéma, dans les arts visuels. Une économie politique de la merde se dessine par exemple avec les réflexions sur la Bourse du carbone. Il est question du caca chez Freud ou au Cameroun, et bien sûr de la « bullshit » telle que théorisée par le philosophe Harry Frankfurt.

Les Cahiers de l’idiotie, no 5, «Merde», 413 pages.

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