Je gazouille, donc je suis


	Des géants de la philosophie allemande en petits formats. À droite, la marionnette de doigt de Hegel, à gauche, celle de Kant qui disait : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres ? »
Photo: - Le Devoir
Des géants de la philosophie allemande en petits formats. À droite, la marionnette de doigt de Hegel, à gauche, celle de Kant qui disait : « Penserions-nous beaucoup et penserions-nous bien si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d’autres ? »

Emmanuel Kant (1724-1804) a réapparu sur Twitter cette année. Pour l’instant, le compte @KantTweets ne revendique que 23 abonnés et trois gazouillis. @mitsougelinas fait des milliers de fois mieux.

Le premier pépiement néokantien annonce que microbloguer La critique de la raison pure va prendre du temps, ce temps qui n’est que « la condition formelle a priori de tous les phénomènes de l’expérience ». Il faut maîtriser un peu de philosophie transcendantale pour apprécier. Au troisième et dernier tweet, le petit géant prussien de Königsberg (5 pieds avec talonnettes, un pur esprit universel) explique qu’il vient de lire un discours du philosophe français Jacques Derrida et qu’il n’a « pas ri autant depuis 200 ans ».

Friedrich Nietzsche (1844-1900), maître de l’aphorisme, se prête mieux au jeu avec au moins huit comptes consacrés à son œuvre. Un des derniers messages reproduits par @NietzscheQuotes reprend une idée de circonstance : « Mon ambition est de dire en dix phrases ce que les autres prennent tout un livre à raconter. » Le tout en moins de 140 caractères. Ce vieux grand maître du soupçon était fait pour renaître là. Comme le haïku se prête très bien à la petite forme.
 
Deux genres

La philo existe donc en version techno postmoderne et chacun peut la rencontrer.
 
L’outil de microblogage propose en fait deux genres de productions liées à la philosophie. Il y a celle des philosophes morts (Hume, Wittgenstein, Aristote, Hobbes, Heidegger, Russell, etc.), ressuscités sur le réseau par un fan ou un critique. Le compte @KarlMarxReader attire à peine 135 abonnés qui sont déjà inondés de 63 000 messages. De la surproduction postindustrielle !

Il y a aussi celle des philosophes actuels et vivants. Carrie Ichikawa Jenkins, professeure de philosophie à l’Université de la Colombie-Britannique de Vancouver, est du lot avec @carriejenkins où elle a déjà posté plus de 7600 messages.

« Je connais beaucoup de philosophes sur le réseau et nous échangeons entre nous, explique-t-elle en entrevue téléphonique. Nous discutons de nos idées. Je peux par exemple renvoyer à un de mes textes et recevoir des commentaires. Les abonnés me posent des questions sur mes travaux. Je réponds parfois de manière très succincte et parfois je poursuis la discussion ailleurs. »

Certaines de ces questions pourraient directement concerner les nouveaux médias et les réseaux sociaux dématérialisés. La mère de toutes les disciplines mène à tout, y compris vers une philosophie de Twitter.

« Pensez à l’éthique de ce réseau, poursuit la philosophe. Des collègues s’inquiètent parce que certains de leurs propos tenus lors de conférences publiques sont relayés en ligne. C’est un problème sérieux qui concerne la tension entre la diffusion d’une information hors contexte vers le plus de gens possible, y compris sans le consentement de la source. Pensez aussi aux problèmes posés par l’extrême synthèse d’une pensée complexe. Personnellement, je crois que toutes les idées ne peuvent pas être comprimées. Je veux dire qu’on ne doit pas tenter de tout réduire à 140 caractères… »
 
Le plus et le moins

Ceux qui peuvent le plus ne peuvent pas nécessairement le moins. Et ceux qui croient que la philo gazouillante est finalement aussi bête, inutile et insignifiante que la twittlittérature n’ont pas moins raison que celles qui croient le contraire et le démontrent à grands coups de petits textes.

« L’esprit de synthèse est un des moyens par lequel on peut se rendre intéressant, poursuit la professeure Jenkins. Certains d’entre nous ont de très bonnes idées, mais ne sont pas nécessairement capables de les comprimer dans un tweet. »

La médiatisation se nourrit elle-même. Sur le compte @philosophybites, le Britannique Alain de Botton, un intellectuel médiatisé, mène le pointage avec près de 333 000 abonnés. La troisième place appartient à l’éthicien Peter Singer de l’université de Princeton. Sauf erreur, la liste ne comprend que deux penseurs français, François Jourde et Didier Moulinier.
 
Une plateforme de plus

Au 18 février, Lucretius21c recense 80 comptes de philosophes présents depuis plus de trois ans, gazouillant trois fois par jour et comptant 1716 abonnés en moyenne. La production abonde en anglais, même pour les auteurs francophones comme Michel Foucault, Jacques Derrida, Deleuze et Guattari ou Jean-Paul Sartre.

« Alain de Botton est déjà un intellectuel public très connu et je ne peux donc pas me surprendre de le voir si populaire aussi sur ce nouveau média. Pour lui, Twitter n’est qu’une plateforme de plus, commente la philosophe Carrie Jenkins. J’ai moins de 2000 abonnés, mais ce réseau comprend beaucoup de gens passionnants vraiment intéressés par mon travail. C’est ce qui compte finalement. »

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iPhilo.fr, l’ami de la sagesse en ligne

La jeune Émilie de Cooker, doctorante en philosophie, réfléchit sur le scandale de la viande chevaline qui touche l’Europe en ce moment. Philippe Granarolo, septuagénaire agrégé de la discipline et spécialiste de Nietzsche, propose une réflexion sur l’art de vieillir « qui ne saurait faire partie des beaux-arts ». Des textes semblables, le site iPhilo en a accumulé des dizaines depuis sa fondation il y a un peu plus d’un an.

« Nous proposons une actualité commentée par des philosophes », résume Alexis Feertchak, cofondateur du site. Au départ, lui et trois de ses amis étudiants pensaient proposer des tests philosophiques. L’option du commentaire court à chaud s’est révélée beaucoup plus fructueuse. « Ça demande une concision très intéressante de la part des collaborateurs. C’est aussi très pratique pour les lecteurs et les étudiants en particulier.»
 
L’app du iPhilo. fr est gratuite. La diffusion et la promotion se font surtout par les réseaux sociaux, Twitter et Facebook. En un an le magazine en ligne a déjà attiré environ 15 000 utilisateurs qui génèrent autour de 500 branchements par jour.

« Nous allons développer cette communauté », explique encore le philosophe Feertchak. Dès le 1er mars, le site va proposer des captations audiovisuelles et sonores des séminaires philosophiques animés chaque lundi dans une salle du cinéma MK2 Hautefeuille par Charles Pépin, un habitué de Philosophie Magazine. Cette publication, comme la série d’ici Le Devoir de philo, témoigne de la popularité de la très vieille amie de la sagesse.
 
« Je crois que la philosophie a pris le relais de la psychologie, dit le jeune entrepreneur du Web. La psychanalyse s’est effondrée. La psycho est toujours importante pour les individus, mais cette discipline est moins prégnante pour la société, pour l’explication du monde. La philo est maintenant sur le devant de la scène parce qu’elle donne du sens à ceux qui en réclament. Cette discipline est capable de surplomber toutes les autres. »

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