Le journalisme comme conte de fées

Mme Waino s’intéresse aux contes sur son site. Elle commente aussi le travail des médias
Photo: Source www.carolwainio.com Mme Waino s’intéresse aux contes sur son site. Elle commente aussi le travail des médias

Tout en poursuivant sa double et fructueuse carrière d’artiste et de professeure (à l’Université d’Ottawa), Carol Wainio tient le blogue Media Culpa. Le mois dernier, la diffusion massive de ses « questions » obstinées au sujet du travail de la chroniqueuse Margaret Wente du Globe and Mail a forcé le journal et sa journaliste à s’excuser. « Les histoires dans les journaux ressemblent un peu aux contes de fées », écrit-elle, au Devoir, et en français, dans une entrevue par courriel.

Pourquoi avez-vous créé le blogue Media Culpa et comment le définissez-vous ? Comme une sorte de chien de garde des chiens de garde ?


Je n’accepte pas l’étiquette de « chien de garde ». Ce n’est pas un projet aussi englobant ou ambitieux. Je suis d’abord une lectrice. Et je me pose des questions : est-ce que c’est vrai ? D’où ça vient ? Et pourquoi est-ce une histoire ? J’ai créé ce blogue pour témoigner de mes recherches et de mes questionnements, tout en me permettant de comparer les normes journalistiques dans différentes publications ou juridictions.


Pourquoi le plagiat, et surtout le plagiat dans les médias, vous intéresse-t-il autant ?


Ce n’est pas le plagiat qui m’intéressait au début, plutôt les faits et la vérité. J’ai trouvé des erreurs remarquables et les excuses m’ont surprise. J’ai lu par exemple que « Dix millions de Finlandais sont morts sous Lénine ». Je suis finlandaise d’origine et je savais que c’était ridicule : il y avait seulement trois millions de Finlandais dans les années 1920 et ils n’étaient pas dirigés par Lénine. Mais c’était toujours difficile d’obtenir une correction. On se demande alors s’il traîne d’autres erreurs semblables.

 

En quoi le cas de Mme Wente est-il particulier ?


Chez Mme Wente, ce que j’ai trouvé n’était pas seulement des choses ressemblant à du plagiat, mais des erreurs liées à un processus, à mon avis, peu rigoureux. Dans le pire exemple, j’ai découvert qu’elle avait présenté le personnage d’une publicité Web pour un programme de remboursement des prêts étudiants américains comme un participant du mouvement Occupy.


Ce personnage, qui s’appelait John, n’avait rien à faire avec le mouvement Occupy, et The Globe and Mail a été forcé d’admettre l’erreur. Seulement, le parcours transformant John en manifestant suit le chemin qui mène au plagiat, notamment l’« emprunt » à des sources en ligne ou à des blogues. C’était fascinant de reconstruire cette fausseté à partir de ces éléments constitutifs. […]

 

Comment jugez-vous la réaction du Globe et de Mme Wente à la suite de vos dénonciations ?


D’abord, il faut dire que je n’ai pas fait de dénonciations. J’ai posé des questions, avec recherche et documentation à l’appui. Les mots les plus durs (et les plus drôles aussi), souvent de la part des autres journalistes ou du public, sont apparus quand le sujet est devenu « viral ».


Personnellement, comme plusieurs et comme la plupart des journalistes qui se sont prononcés sur le sujet, j’ai été profondément déçue par la réponse du Globe et de Mme Wente. Quand j’ai attiré l’attention sur ces problèmes, les dirigeants du journal ont d’abord fait la sourde oreille. Après, malgré l’évidence et la récurrence des problèmes (dont certains ont été corrigés), ils se sont montrés hostiles.


Au contraire de la plupart des journalistes qui admettent leurs erreurs et s’en excusent dignement en cas semblables, Mme Wente n’a pas fait face au problème, ne s’est pas excusée pleinement, même après avoir été réprimandée par la direction à la suite du dernier cas que j’ai dénoncé. Je trouve cela triste et non éthique. […] En plus, les lecteurs du Globe and Mail ont reçu peu d’information sur la nature et l’étendue de la faute. Rien n’a filtré non plus au sujet de la mesure disciplinaire. Pire, rien n’indique que des mesures sont adoptées pour éviter la répétition de la faute.

 

Quels liens peut-on établir entre vos trois activités fondamentales, artiste, professeure, blogueuse ? Ces trois centres d’intérêt forment-ils une unité autour du sens, de la critique, du jugement social ?


Avec le recul, je note certains liens. Dans mon travail en tant qu’artiste, je scrute la représentation au sens large, visuellement, politiquement. Depuis longtemps, j’ai aussi développé certaines préoccupations autour des idées, de l’histoire, de la copie et de la reproduction.


Pendant un certain temps, j’ai recherché dans des archives des illustrations de vieux contes de fées afin de retracer le chemin entre les plus anciennes et les copies. Je m’intéressais au traitement d’un même sujet par des illustrateurs avec le passage de temps. C’était lié aux idées de Walter Benjamin sur la narration et la reproduction. J’ai même fouillé dans sa collection de livres pour enfant à Francfort lors d’une résidence à la Frankfurter Kunstverein.


J’étais intéressée par la construction des illustrations sur les fondations des versions précédentes. Je me demandais comment ces images se lient au texte, mais aussi comment une histoire comme Le chat botté, après des milliers de reprises, peut servir à faire vendre autant de produits.


Les histoires dans les journaux ressemblent un peu aux contes de fées : ce ne sont que des histoires racontées par des gens et, chez nous, transmises entre les générations. « Did you hear the news story about the… ? » Au fur et à mesure, quelqu’un peut ajouter un détail qui vient d’un autre reportage pour étirer ou habiller le squelette. Ce sont des histoires, des narrations partagées, communes, qu’on répète autour de la table avec nos enfants, comme on faisait avec les histoires quand ils étaient plus jeunes.


Et pour moi, c’est un peu la même chose avec des « histoires », les commentaires ou les reportages dans les journaux. C’est intéressant, en soi, de tracer le chemin, de voir où et avec quoi ça commence, comment les mêmes idées ou les mêmes histoires peuvent changer et même être réarticulées différemment par un journal ou une publication en ligne. En suivant ce parcours, de temps en temps, on tombe donc sur des erreurs ou du plagiat.


Vous examinez finement la production médiatique canadienne depuis des années, alors comment la jugez-vous globalement ? Ou, au moins, dites-nous quelles sont, selon vous, les plus graves menaces pesant sur l’information de qualité au pays ?


J’apprécie l’espace public à l’ancienne créé par des journaux rigoureux, factuels, qui font une place à des opinions publiques intelligentes. […]


Je pense que les patrons de presse doivent tenir plus compte des lecteurs de manière active et responsable. Ils doivent définir clairement leurs balises normatives et les appliquer. La pratique du deux poids deux mesures, que ce soit dans le journalisme ou en toute autre chose, s’avère bien dommageable.


J’ai appris l’importance de l’attribution en rédigeant mon blogue. Il ne s’agit pas seulement de créditer un autre journaliste pour certains mots ou certaines idées. Il s’agit de dire aux lecteurs comment nous savons ce que nous savons. C’est essentiel, tant pour la confiance du public que pour « le métier ». Le plagiat ne détourne pas seulement le travail des autres : c’est une méthode bâclée qui conduit à des erreurs factuelles et des opinions bancales. En plus, le plagiat évince les voix originales dont nous avons bien besoin dans la sphère publique.

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