Le journalisme de données, ou l’art de faire parler les chiffres

Le journalisme de données - ou l’art de faire parler les chiffres et les statistiques au nom du public à l’information - n’est pas né de la dernière pluie de données en format électronique, qui s’intensifie au rythme de la numérisation des activités humaines. Genre longtemps dans la marge, apprécié surtout des journalistes un peu geek qui aimaient affronter des piles de papier et entrer à la main des chiffres dans des feuilles de tableurs, ce type de journalisme trouve toutefois un deuxième souffle aujourd’hui, porté par la masse d’information en format binaire désormais générée chaque jour tant par les gouvernements et les services publics que par les humains eux-mêmes socialisant par ordinateurs et tablettes interposés.
La semaine dernière à Montréal, avec une conférence intitulée Data, récits et Cie, le groupe de recherche sur les médias, la technologie et la culture, Media@McGill, en collaboration avec Radio-Canada, a tenu salon sur le sujet pour réfléchir à haute voix sur les espoirs, l’avenir et les contraintes de ce genre en mutation. Panorama des discussions en trois questions.
Qu’est-ce que le journalisme de données ?
Appelé data journalism du côté du New York Times ou The Guardian de Londres, qui explorent sérieusement le genre depuis quelques années, le journalisme de données consiste en grande partie à croiser des bases de données dans le but de documenter le présent, et ce, en dressant des portraits inédits de l’activité humaine. Il vise également à creuser dans les masses gigantesques de données produites chaque jour pour aller au-delà de la complexité de ces bases et rendre intelligible à un grand nombre les informations qu’elles contiennent.
Des exemples ? The Gazette a récemment présenté en ligne une carte interactive de Montréal sur laquelle il est possible de voir les endroits de la métropole où il s’est produit, entre 2006 et 2010, le plus grand nombre d’accidents impliquant des cyclistes et des véhicules motorisés. Le projet repose sur la géolocalisation des 3742 rapports d’accidents détenus par la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ).
Ailleurs, le journalisme de données a fait naître sur le papier numérique de La Presse une carte permettant de voir pour qui votre voisinage a voté à l’avant-dernier scrutin provincial. Pour arriver à ce résultat, le quotidien a inscrit dans l’espace géographique les résultats électoraux par bureau de vote pour faire apparaître sur une carte les couleurs politiques par quartier.
En Allemagne, le projet OpenDataCity a développé une application permettant de suivre à la trace les retards des trains de l’ensemble du réseau allemand, pour mieux les dénoncer, s’entend. Dans un autre registre, ce type de journalisme a donné forme le printemps dernier à une ligne du temps (ggi.xkr.ca) permettant de suivre la chronologie de ce que l’on a appelé le « printemps érable » par l’entremise des contenus numériques produits par les citoyens en lien avec cette crise sociale.
Les contraintes du journalisme de données ?
Même s’il trouve son énergie dans des masses infinitésimales d’information, le journalisme de données, lui, doit composer avec beaucoup de limites. La première est certainement l’accès aux bases de données des organismes publics, mais également leur peu de diversité. L’ouverture de ces données, qui s’est amorcée dans les dernières années sous la pression de groupes de programmeurs, comme Montréal Ouvert et Québec Ouvert et du mouvement mondial de l’« open data », comme on dit en Ontario, est encore timide.
La qualité inégale de ses bases de données et leur format varié posent également problème ou compliquent le travail des personnes chargées de manipuler ces données pour les rendre plus claires. Au-delà de la matière première, le journalisme de données doit également composer avec des contraintes organisationnelles dans les salles de rédaction où cette forme hybride de journalisme vient un peu bouleverser les structures traditionnelles. Le genre fait intervenir en effet une nouvelle composante dans le processus de production de l’information : un programmeur. Pis, résume Jonathan Stray, adepte du genre et membre de l’Overview Project, il fait entrer dans ces salles une nouvelle logique de travail par équipe multidisciplinaire devant mettre en symbiose un journaliste, ce programmeur et un graphiste pour orchestrer la visualisation des informations extraites. Le journalisme de données s’inscrit aussi dans une autre temporalité. Plusieurs jours ou semaines sont parfois nécessaires pour obtenir une réponse à une question. Parfois, des heures de programmation peuvent ne mener nulle part, et les détenteurs de cordons de la bourse dans les entreprises de presse ne sont généralement pas très chauds à cette idée.
L’avenir du journalisme de données ?
L’avenir est prometteur, estiment les artisans de cette mutation, mais les promesses viennent toutefois avec des conditions. En effet, pour le moment, les bases de données les plus accessibles permettent surtout d’explorer des champs de la connaissance qui alimentent ce que l’on appelle le journalisme de service : recenser les restaurants qui n’ont pas passé les inspections sanitaires, géolocaliser des zones à risques pour les cyclistes ou les piétons dans une ville, géolocaliser les politiques municipales d’arrosage, l’état des patinoires en hiver, la qualité de l’eau dans les piscines publiques…
Or, pour acquérir ses lettres de noblesse, le journalisme de données, en format 2.0, va devoir de plus en plus s’aventurer dans d’autres sphères comme celles du journalisme politique, social ou économique. C’est un peu d’ailleurs ce que cherche à faire Québec Ouvert en lançant dans quelques jours son premier « hacketon » sur le thème « luttons contre la corruption ». L’événement vise à trouver dans les bases de données des façons de déceler la corruption et, du coup, de l’enrayer. Pour faciliter l’extension des territoires d’exploration, les journalistes devraient également commencer à faire part collectivement aux institutions publiques de leurs besoins en matière de données, comme cela s’est fait en Grande-Bretagne, en France et en Allemagne, mais également, croit M. Stray, à formuler des questions en regardant des bases de données, questions qui, à l’instar du journalisme classique, sont également - et forcément - le point de départ du journalisme de données.