Les spectateurs enragés

Une ixième manifestation a gonflé au centre-ville de Montréal dès l’annonce de la nouvelle loi du cadenas pour mettre fin au conflit avec les étudiants. Un photographe de l’agence QMI a alors croqué la foule rue Berri, quelques milliers de jeunes en rage festive contre la machine. Sur un cliché reproduit le lendemain dans l’édition du Journal de Montréal, une pancarte proposait un slogan insultant une chroniqueuse-vedette du même quotidien, nommée et décrite comme une « chr [bip] de salope ». On répète : la photo est parue dans son propre journal…
La forte capacité d’autodérision a de quoi étonner. La hargne de certains manifestants à l’endroit de certains commentateurs, voire de l’ensemble de « l’appareil idéologique médiatique » (pour parler althussérien), semble aussi prendre maintenant des proportions rares et inédites, du moins ici.
Le long et sinueux affrontement aura donc au moins servi à tester les limites de la liberté de parole tout en forçant par la bande le questionnement sur la qualité du travail médiatique. Tout en réclamant la protection totale pour les journalistes, surtout quand ils dérangent, peut-on faire l’économie de la critique, y compris la plus dérangeante, du journalisme ?
Surveiller les surveillants
« L’atmosphère devient lourde et déprimante quand on lit les rumeurs, les bêtises et les appels violents qui circulent », commente Colette Brin, professeure au Département d’information et de communication de l’Université Laval, spécialiste des médias et du journalisme, interviewée quelques heures avant cette nouvelle preuve des rapports tendus avec la presse en ces temps rougis de colère. « Mais je trouve très sain de lire des critiques des médias intelligentes, réfléchies et éclairantes dans la blogosphère ou dans les médias eux-mêmes. Les médias traditionnels donnent encore beaucoup de signes de professionnalisme et de volonté de maintenir le journalisme dans ce qu’il a de meilleur. Je vois aussi un affaiblissement de leur rôle : le journalisme a été précarisé, se pratique sous pression à produire vite et pour plusieurs plateformes. J’ai lu des choses extraordinaires dans la presse et des choses qui m’ont beaucoup déçue. Et encore une fois, on a surtout tendance à retenir le pire… »
Anne-Marie Gingras, professeure de science politique à l’Université Laval, se demande plutôt si les excès critiques s’avèrent finalement si profitables aux médias, comme à la liberté d’expression elle-même. « Le conflit cristallise les colères accumulées, dit-elle, les colères contre le gouvernement, le capitalisme, le Plan Nord, les médias et tout, et tout. Je me demande seulement dans quelle mesure c’est sain de tester certaines limites. »
Elle rappelle alors le débat autour de la radio poubelle à Québec au début de la dernière décennie. Les défenseurs de CHOI FM, dont l’avocat Guy Bertrand, répétaient que plus on se chicanait, mieux c’était. « Je ne suis pas de cet avis, poursuit la professeure Gingras. Les engueulades finissent par ne plus rien respecter, par mépriser les individus, par bafouer la liberté d’expression elle-même. Quand on fait des comparaisons entre le Québec et l’Holocauste, quand on parle sans cesse des seins d’une journaliste, va-t-on trop loin ? Il faut réfléchir à l’équilibre entre les droits des uns et les droits des autres. Dans le cas présent, il faut balancer entre le droit des commentateurs de la presse et le droit des étudiants de faire valoir leurs points de vue, mais dans le respect de tous et chacun. Est-ce correct de briser des vitres et de tabasser des journalistes ? Est-ce sain de s’en prendre à la liberté de la presse sous prétexte que ça fait une société effervescente ? »
Le droit de tout dire ?
Sans jamais excuser les attaques contre les journalistes, la professeure Brin souligne que les médias eux-mêmes ont constamment jeté de l’huile sur le feu. « Il y a aussi un problème dans le fait que les chroniques les plus incendiaires attirent le plus l’attention. C’est une réalité quasi psychosociale, l’appel au cerveau reptilien… Ça marche pas mal plus fort que l’appel au néocortex. Je dirais aussi qu’en toute chose la colère est mauvaise conseillère. J’ai vu des éditoriaux, des chroniques, des blogues, écrits à l’évidence sous l’effet de la colère. Si notre travail est de faire de l’opinion, il faut que ce soit de l’opinion raisonnée. »
La liberté de parole, la liberté d’expression, oui, oui, elle veut bien, comme tous les démocrates. Seulement, en cette matière aussi les droits, les devoirs et les responsabilités n’avancent-ils pas en cordée ? « Quand on a une tribune, quand on est censé être un professionnel, de ne faire que de la provocation, ça ne va pas, dit Mme Brin. Les entreprises de presse ont aussi des comptes à rendre pour leur manière de couvrir ce conflit. Il y a eu énormément de mauvaise foi. Il faut peser ses mots. En plus, face à ça, les voix plus réfléchies, plus modérées, disparaissent dans la brume. Et beaucoup de gens consciencieux finissent par payer le prix pour l’inconscience de certains. »
Le Conseil de presse semblait du même avis cette semaine. « Je remarque une radicalisation du discours de certains journalistes et commentateurs », a affirmé John Gomery, président de l’organisme, dans un communiqué dénonçant les gestes posés par des policiers et des manifestants pour empêcher des journalistes de faire leur travail. « Rarement aura-t-on pu lire ou entendre des opinions aussi virulentes que lors de ce conflit, et ce simple constat doit nous amener à nous demander si une plus grande modération dans la libre expression des points de vue ne diminuerait pas le risque d’exacerber et de radicaliser le conflit, en plus de mieux respecter les droits de chacun. Cela étant dit, que certains journalistes aient péché par excès de zèle ou non, rien n’excuse les gestes d’intimidation et de violence dont nous avons été témoins, qui briment la liberté d’expression, le droit à l’information et la liberté de presse. »
La Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ), la plus grande association de journalistes du pays, interpelle plutôt les leaders et porte-parole étudiants pour calmer les franges les plus radicales des troupes. « Les membres du conseil d’administration de la Fédération que j’ai contactés et moi-même ne partageons pas l’appel à l’autocensure de John Gomery, commente en entrevue Brian Myles, président de la FPJQ et collègue du Devoir. Nous demander de modérer nos propos dans un contexte d’intimidation, c’est indirectement donner raison aux casseurs et aux vandales qui entravent la liberté de presse. D’autant plus que cette déclaration ne s’appuie sur aucun cas, aucun exemple de dérive alléguée qui mériterait qu’on se la ferme. »
Lui aussi revient finalement sur cet équilibre délicat entre la critique nécessaire du journalisme et la protection non moins essentielle des journalistes. « Les médias ne sont pas à l’abri des remises en question et des critiques, conclut M. Myles. Par contre, l’intimidation à l’égard des journalistes demeure intolérable. Dans une société démocratique, quand tu n’es pas d’accord, tu prends les armes que sont les mots et les arguments… »