Un hiver de force

Signe des temps : après les États-Unis en 2011, c’est en Tunisie que l’UNESCO, l’organisme onusien pour la culture, l’éducation et les communications, célèbre aujourd’hui la Journée mondiale de la liberté de la presse. Cet événement annuel du 3 mai souligne la liberté et l’indépendance des médias tout en rendant hommage aux journalistes qui ont perdu leur vie dans l’exercice de leur profession. Les thèmes choisis pour les rencontres et conférences qui se poursuivront dans le pays libéré de son dictateur Ben Ali pointent vers « les nouvelles voix, la liberté de la presse et son rôle dans le changement des sociétés », mais aussi sur « le journalisme 2.0 et la configuration des médias numériques ».
Le professeur Frédéric Vairel en profite pour faire le point sur l’état des médias dans les pays qui sont entrés en mutations il y a un an. « La situation de la presse en particulier offre un bon indicateur de la situation des libertés politiques en général », dit M. Vairel qui enseigne à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa. Spécialiste des « situations autoritaires dans le monde arabe », il a particulièrement étudié les mouvements sociaux au Maroc, les mobilisations et les élections en Égypte. Il organise ce mois-ci un atelier au congrès annuel de la Société québécoise de science politique sur le thème des soulèvements populaires dans le monde arabe.
Comment qualifiez-vous ce qui a débuté il y a un an dans la région ? Faut-il parler d’un printemps arabe, de révolutions, de soulèvements populaires ?
J’ai beaucoup de mal avec l’expression « printemps arabe », d’abord parce que ça a commencé en hiver ensuite parce qu’elle laisse croire que très vite tout est allé bien, alors qu’on a affaire à des populations qui affrontent des régimes extrêmement violents. Parler de printemps, ce n’est vraiment pas faire justice à tous ceux qui donnent leur vie pour plus de dignité, pour plus de liberté. Cette expression romantique méconnaît la part de risque et la part de violence qui perdurent par exemple en Égypte, par épisodes, et en Syrie, tout le temps. Je préfère donc parler de « soulèvements populaires » ou de « moments révolutionnaires » parce que l’issue et la profondeur de ces processus, on ne les connaît pas. En Tunisie et en Algérie par exemple, on a affaire à deux types de phénomènes à la fois très proches et très éloignés, avec des effets très différents sur le pouvoir. En Tunisie et en Égypte, les moments révolutionnaires se sont débarrassés de présidents, de gens qui avaient torturé et volé. Tout semblait possible et les lendemains sont difficiles. Maintenant, on est revenu dans les parlements et la politique se fait plus dans les institutions que dans la rue. Mais l’effet de ces moments de mobilisation très puissante sur les rapports sociaux, économiques et politiques, il est encore très difficile à mesurer.
Quels rôles ont joué les médias, anciens et nouveaux, dans ces moments révolutionnaires ?
Il y a un an, on parlait beaucoup des « révolutions Facebook ». Un peu comme le printemps arabe, ça disait très peu et ça masquait beaucoup. C’est vrai que les médias sociaux ont joué un rôle, en permettant de recruter, en étant catalyseurs. Mais quand Internet a été coupé, par exemple en Égypte, les manifestations continuaient. Quand on parle de « révolution Facebook », on fait donc l’impasse sur tout ce qui s’est joué dans la rue, à la part réelle des mobilisations et à leur part de violence. En Égypte, les bilans officiels parlent de 860morts. En Syrie, on en compte entre 7000 et 10 000. En Libye, les combats ont été très violents. Le rassemblement place Tienamen avait utilisé beaucoup le fax et on n’a pas parlé d’une « révolution du fax ». Les médias sociaux ont donc donné une couleur, mais on oublie que les gens lisaient beaucoup sur papier les journaux traditionnels, par exemple en Égypte. Ils regardaient aussi beaucoup la télévision. Dans ces pays, le taux de connexion à Internet est quand même relativement limité.
Quels rôles jouait la presse dans les différents pays touchés par les mouvements de masse ?
Un rôle relativement contrasté d’un pays à l’autre. En Égypte par exemple, la presse incarnait un peu un espace politique de substitution. On trouvait sur papier des débats, et dans les six ou sept dernières années sur les blogues, des débats absents des partis politiques, complètement laminés par le régime d’ailleurs complètement dépassés par ce qui est arrivé. En dépit de l’autoritarisme du régime, il y avait donc une liberté de ton extrêmement affirmée dans la presse, avec des critiques directes du président Hosni Moubarak et de son entourage, mais pas de l’armée. Au Maroc, où on n’a pas connu les mêmes soulèvements, on a une presse qui fait l’expérience d’une certaine liberté de ton, en discutant des enjeux sans franchir la ligne rouge sur la monarchie, le Sahara Occidental ou l’islam par exemple. En Tunisie, la presse était complètement écrasée. La situation s’est dénouée au fil du soulèvement et on a aujourd’hui des journaux qui ont complètement tourné casaque.
Quels rôles jouent les médias maintenant ? Les soulèvements populaires ont-ils permis davantage de liberté de la presse ?
La situation de la presse en particulier offre un bon indicateur de la situation des libertés politiques en général. En Égypte, la première contrainte qui pèse sur les journalistes vient du fait que les forces armées tiennent le régime, après s’être débarrassées d’une excroissance gênante, la famille Moubarak et quelques proches. Les généraux tiennent aussi la police et les juges. La deuxième contrainte vient de la moralisation de la société égyptienne sur les vingt ou trente dernières années. Il est donc de moins en moins possible de parler de certains enjeux. La force politique que représentent les salafistes et les Frères musulmans pèse sur l’exercice du métier de journaliste. Au Maroc et en Algérie, la presse continue de débattre d’un tas de sujets, tout en faisant preuve de prudence. Dans le contexte extrêmement difficile de la Syrie, il est impossible de parler de liberté de la presse. Il n’y en avait pas avant et la répression prend maintenant une forme sanglante. L’exercice du métier d’informer devient à ce point impossible que les insurgés essaient eux-mêmes de diffuser des informations. Le régime ne se cache même plus pour réprimer ces nouvelles sources, par exemple en interdisant les téléphones intelligents.
Quel rôle a joué et joue encore la chaîne d’information continue Al-Jazira ?
Avec ce média, on assiste à l’émergence d’un espace public transnational qui a permis aux populations du monde arabe de s’apercevoir qu’elles partageaient des sorts communs, les mêmes régimes politiques, mais aussi la même soif de débattre et de pouvoir discuter et manifester librement de toute une série d’enjeux, d’être plus dignes, d’être libres. Al-Jazira, aussi bien en anglais qu’en arabe, fait un travail exemplaire d’un point de vue journalistique. Cette qualité a été confirmée dans la couverture des soulèvements. La chaîne a rendu public un maximum d’images et de reportages, y compris au tout début des premières mobilisations. Tous les Arabes ont pu se dire : « s’ils le font, pourquoi pas nous ? »