Le Devoir, c'est moi - Le «Fais ce que dois» appliqué aux insectes

Faire partie du Devoir, c'est y travailler, l'appuyer, le lire assidûment. De cette communauté, qui s'est construite depuis 100 ans, nous avons retenu quelques portraits. Chaque lundi, jusqu'en décembre, nous vous présenterons un lecteur, une lectrice, du Québec comme d'ailleurs, abonné récent ou fidèle parmi les fidèles, qui sont parfois aussi de bien fascinants personnages.
S'il est entomologiste de métier — spécialiste en gestion parasitaire, précise-t-il —, Harold Leavey pourrait tout aussi bien être un homme de lettres ou un philosophe. Dans son bureau de la rue Masson, encombré d'insectes sous vitre et de livres disparates, l'homme parle, bavarde, emporté par sa passion pour le monde des infiniment petits — et pour son «vieux chum» Le Devoir, qu'il lit depuis... presque 50 ans.C'est le hasard qui a fait se rencontrer Harold Leavey, alors qu'il n'avait «pas vingt ans», et le vaste monde des insectes. Une entrevue du biologiste français Jean Rostand, diffusée à Radio-Canada, a fait vibrer à l'époque sa corde sensible. «Il avait 78 ou 79 ans et il avait l'air d'un petit gars de 16 ans qui découvrait une passion nouvelle: la biologie», se souvient, ému, le sexagénaire.
Une ardeur juvénile, héritée peut-être de Jean Rostand, anime Harold Leavey qui poursuit en récitant — de mémoire — quelques vers d'Edmond Rostand, le père de l'autre. Car son soudain intérêt l'a poussé à fouiller l'oeuvre entière des deux écrivains. «Les Nécrophores noirs sont les seuls fossoyeurs / Qui savent ne jamais vous emporter ailleurs / Pensant que la moins triste et plus pieuse tombe / C'est la terre qui s'ouvre à la place où l'on tombe». Passionné, dites-vous?
Pourtant, souligne le scientifique, nulle trace d'un livre dans la maison familiale. C'est par le truchement de Radio-Canada et, plus tard, du Devoir que le jeune homme s'est découvert une curiosité pour le monde, fasciné qu'il était par les «bourrasques d'intelligence» de Sartre, de Camus et de Beauvoir en entrevue à la société d'État.
«L'idée du doute par lequel jaillit la vérité m'a toujours obsédé, explique-t-il, citant Descartes. Et Le Devoir, c'était ça. Il y avait des opinions qui allaient dans un sens, des fois dans l'autre.» Une façon pour lui de garder l'esprit ouvert.
L'improbable analogie
Dans le début de la trentaine, après un intermède d'une dizaine d'années sur la scène politique — où il a constaté qu'«il y a de moins en moins de gens de conviction» —, Harold Leavey a choisi de faire de sa passion pour les insectes un gagne-pain. Pour se «rendre utile auprès des gens», précise-t-il. «Mon rôle, ce n'est pas de tuer les insectes, c'est d'agir quand la nature n'est plus capable de le faire.»
Même plus de trente ans après avoir racheté Extermination Maheu à son propriétaire d'antan, Ronald Maheu, l'entomologiste n'a pas perdu sa fascination d'origine. «Il y a des milliards d'insectes qui ont posé pendant 400 millions d'années des milliards de milliards de petits gestes qui semblent anodins, mais qui ont fait que la Terre et nous survivons aujourd'hui, confie-t-il. Je trouve ça fabuleux.»
Si l'étude des insectes lui a appris que «tout ce qui existe a une raison d'être», Le Devoir l'a quant à lui conforté dans cette certitude. «La fameuse devise du Devoir, "Fais ce que dois", s'applique aux insectes!, s'exclame l'entomologiste. Tu vas leur créer toutes les emmerdes que tu veux, jamais tu ne vas les empêcher de faire ce qu'ils ont à faire.»
Tout l'important
Lorsqu'il parle du Devoir, Harold Leavey devient... «sentimental». Car voilà déjà presque un demi-siècle qu'il promène un peu partout son exemplaire du journal. «À 14 ans, je l'achetais et je le mettais dans ma poche; je l'avais comme un étendard, un peu comme un logo. Je voulais paraître intelligent», confie-t-il en s'esclaffant. Est-ce que la tactique a fonctionné? «Je suis sûr que ça marchait...», glisse-t-il avec un sourire en coin. «Mais après, j'ai voulu devenir intelligent, et je me suis mis à le lire!»
Depuis, cet «évolutionniste insatisfait», passionné de théologie, d'histoire et de philosophie, est resté fidèle au Devoir. Dans son bureau, il trône d'ailleurs bien en vue, plié en deux sur la première pile d'un classeur. «Ce qui m'intéresse, c'est la politique internationale», lance Harold Leavey en le feuilletant, commentant les nouvelles au passage. «Mais je me fais attraper à chaque fois par les éditoriaux, c'est bien sûr! Et je finis toujours par tout lire», avoue-t-il en riant de sa voix un peu rocailleuse.
Du Devoir, qu'il lit surtout le soir, parfois le midi, Harold Leavey admire l'intégrité et la concision. «Il n'est pas épais, et tout l'important est dedans. Si on a lu Le Devoir, on sait ce qui se passe dans le monde, on sait ce qui se passe au Québec et on peut se développer une opinion, qu'on soit d'accord ou pas.» Questionné sur ce qu'il pense de l'évolution du Devoir avec les décennies, l'entomologiste marque une pause. «Pour moi, c'est toujours le même journal. Fort probablement parce que j'ai avancé avec lui, laisse-t-il tomber, songeur. Et d'après moi, Henri Bourassa serait fier de vous.»