Souvenirs de la rédaction - Le Devoir de ma vie

Gilles Lesage au Devoir, en 1993.
Photo: Clément Allard - Le Devoir Gilles Lesage au Devoir, en 1993.

Depuis cent ans, ils ont été nombreux les journalistes qui ont façonné Le Devoir. Mais eux, qu'ont-ils retenu de leurs années au journal? Pour terminer cette série, nous avons demandé à Gilles Lesage de témoigner, en deux temps. D'abord en relatant son long séjour au Devoir, et la semaine prochaine, en revenant sur Octobre 70, dont nous soulignerons le 40e anniversaire.

Du plus loin que je me souvienne, ma famille abitibienne était abonnée à deux journaux quotidiens, qui arrivaient par train le lendemain de leur publication, souvent même avec deux ou trois jours de retard. Le premier, c'était L'Action catholique, de Québec, le favori des villageois de souche bleue et — ou — conservatrice. Le second quotidien, livré à trois ou quatre exemplaires au maximum, chez le curé, le médecin, le notaire, et le principal marchand du village, c'était Le Devoir.

Autant L'Action ne soulevait jamais de vagues ou de commentaires désagréables à la table du souper, autant le journal d'Henri Bourassa, de Georges Pelletier et d'Omer Héroux suscitait chaque jour de vives réactions, des avis virulents, des opinions âpres. D'où, très jeune, mon intérêt pour cet étrange animal qui choquait tant, mais auquel mes parents continuaient de s'abonner, année après année, après d'étranges tergiversations.

De mon côté, j'ai été d'abord apprenti journaliste dans un hebdomadaire de Rouyn-Noranda, La Frontière, dont la devise était «À la défense du sol et du sous-sol» et qui était fortement marqué par Gérard Filion et André Laurendeau, les deux phares du Devoir qui mariaient avec éclat l'esprit de géométrie du directeur et l'esprit de finesse du rédacteur en chef. Puis, je me suis retrouvé dans un autre hebdo, L'Écho de Vaudreuil-Soulanges, propriété du député-ministre Paul Gérin-Lajoie. Très tôt, peu familier avec la région et ses militants, je n'y suis pas à l'aise. Je prépare donc un petit recueil de mes meilleurs textes et les transmets à deux hebdos montréalais, La Patrie et Le Petit Journal; et à deux quotidiens, La Presse et Le Devoir.

Heureuse surprise, le nouveau directeur du Devoir, Claude Ryan, me convoque à son vétuste bureau, au 434, rue Notre-Dame Est, qui, pour moi, a des allures de terre promise. «J'ai lu vos papiers, dit-il d'emblée. Mais je ne suis pas sûr que votre expérience dans deux hebdos soit suffisante pour un quotidien aux maigres ressources comme le nôtre. Cependant, un reporter vient de partir pour se mettre au service de Claude Wagner, nouveau procureur général dans le cabinet Lesage. Je suis donc disposé à vous mettre à l'essai pour la période estivale.» Il dépose son petit cigare et son crayon, attendant ma réponse. Concis, direct, précis, froid. Mais quelle chance. Merci, monsieur! Il ne me reste qu'à faire ma place, ce dont je ne doute guère.

Reporter général pendant quatre ans, je suis assigné à d'innombrables «couvertures», aussi bien à l'hôtel de ville (où Jean Drapeau trônait) qu'au palais de justice, tous deux situés dans le Vieux-Montréal, où le journal d'Henri Bourassa survivait plutôt mal que bien.

Il y avait aussi l'ineffable chicken circuit — immense privilège (sic!) de tout néophyte des sept ou huit quotidiens de l'époque. Du lundi midi au vendredi midi, le petit nouveau pouvait bouffer gratuitement avec les membres hilares des multiples clubs sociaux (Kiwanis, Rotariens, Richelieu, Lions et autres Optimistes...) qui se réunissaient chaque semaine aux quatre coins de ce qui était encore la métropole canadienne. De quoi faire de multiples indigestions de poulet grillé et de petits pois verts.

Quatre ans de courses folles, d'une affectation à l'autre. Heureux métier de touche-à-tout, sans amarres ni garde-fou, aux expériences diverses, réjouissantes ou sombres, tranches de vie à l'emporte-pièce, chaque jour balayant la veille. Les congés sont rares et brefs, une journée à la fois. Au petit nouveau qui lui demande trois jours de suite, le directeur de l'information Michel Roy répond, narquois: «Mais ce sont des vacances que tu veux...»

À Québec

Début 1968, implantation à Québec. Lorsque M. Ryan envoie un mot à la Tribune de la presse pour faire accréditer son nouveau correspondant, il ajoute: «À moins d'événement tout à fait imprévu, M. Lesage représentera notre journal au Parlement, au moins pour la durée de la présente session et fort possiblement pour une période qui pourrait être beaucoup plus longue.» Le directeur n'avait pas le nez long pour rien. Qu'avait-il pressenti? Moi qui croyais ne faire que quelques années et une campagne électorale à Québec, m'y voici encore, après 40 ans.

Pas besoin de rappeler ici les années intenses et éprouvantes qui suivirent, entre la maladie et la mort de Daniel Johnson père, et les élections fédérales de fin 1972, entrecoupées de l'irruption des péquistes et des créditistes, de la Crise d'octobre 1970 et de la crise sociale du printemps 1972, provoquée par le Front commun intersyndical et l'emprisonnement des trois chefs syndicaux (Louis Laberge, Marcel Pepin, Yvon Charbonneau). Course folle, en solo, sans aide, documentation ou filet. Fatigue, essoufflement.

Fin 1972. Claude Masson, chef de bureau de La Presse à Québec, me fait une offre que je ne puis refuser: devenir chroniqueur dans ce journal. Le Devoir ne réagit pas, M. Ryan se faisant fort de ne solliciter ni retenir qui que ce soit. Sauf que, aussitôt après que j'eus changé de porte au parlement, où logeait alors la Tribune, Masson et ses deux collègues rentrent à Montréal et deux jeunes recrues prennent la relève. Je deviens malgré moi chef de bureau, à pied d'oeuvre du début de la matinée à la fin de la soirée. D'une étoile à l'autre, quoi, et le chroniqueur est en veilleuse.

Au Devoir, encore

Fin 1973. Avec 30 % des suffrages, le Parti québécois ne fait élire que six députés. Il en impute la faute au mode de scrutin abracadabrant, avec raison, et même au «pape de la rue Saint-Sacrement», qui vient de déménager ses pénates dans son propre immeuble. C'est faire beaucoup d'honneur à M. Ryan. Pour le punir, les bonzes péquistes, René Lévesque, Jacques Parizeau et, surtout, Yves Michaud, décident de fonder un quotidien soumis à leur cause. Comme il se doit, la capitale sera le fer de lance de leur offensive, avec au moins trois ou quatre correspondants parlementaires. M. Michaud me fait signe. Michel Roy, sachant que «le plus grand quotidien français d'Amérique» est loin de me combler, me rejoint durant les Fêtes. Tant et si bien qu'au retour, le même jour, je rencontre, l'un après l'autre, le futur directeur du Jour et le rédacteur en chef du Devoir.

Entre les deux, mon coeur ne balance pas du tout. Car M. Ryan, qui s'y était toujours opposé, nomme enfin un deuxième correspondant à Québec, pour mieux faire face à la musique... séparatiste. Il ne la croyait pas menaçante, mais puisqu'on le prétendait. C'est lui qui avait raison. Avant même son célèbre éditorial de la mi-novembre 1976, souhaitant la défaite de Robert Bourassa et l'élection de la formidable équipe péquiste, Le Jour avait failli à sa tâche. Le Devoir reste en selle, et moi en duo à Québec, d'abord avec Gérald LeBlanc, puis avec Lise Bissonnette.

D'une grève à l'autre

Automne 1976. Le Département d'information et de communication de l'Université Laval m'approche. Voici enfin l'occasion, faute de sabbatique, de me ressourcer, de lire, d'étudier. Les profs menacent de faire grève. Pas de crainte, m'assure-t-on, ça durera une semaine tout au plus. Pas de chance. Le lendemain de mon entrée en poste, l'université est en berne, les profs font du piquetage. Je finis par me retrouver au Soleil de Québec. Mais pas de pif, quelques mois plus tard, ce journal est en grève à son tour et le restera pendant près d'un an.

Au début 1982, le directeur du Devoir, Jean-Louis Roy, m'offre de reprendre mon ancien poste, aux côtés de Bernard Descôteaux. Avec grand plaisir, en dépit de la crise qui a cours au journal! Ce qui fait dire à un haut fonctionnaire: «Vous êtes bien téméraire de sauter dans une barque qui prend l'eau et menace de sombrer.» Contre vents et marées, j'y besognerai pourtant avec ardeur jusqu'à l'aube de mes 65 ans, début 1999.

C'est la maladie qui me pousse à la retraite, à contrecoeur. Tant bien que mal, je suis sorti du Devoir, mais il n'est pas sorti de moi. Telle une drogue puissante, je continue de le lire, de le critiquer, de rouspéter, de le comparer.

Mais au fond pourquoi Le Devoir? J'ai envie de reprendre la belle formule du sage sceptique de Bordeaux, Michel de Montaigne, à propos de son ami La Boétie: «Parce que c'était lui; parce que c'était moi.» Tel un mariage de coeur et de raison. Pas un flirt, un idéal.

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La version longue de ce texte est parue dans la revue Cap-aux-Diamants, numéro 101, avril 2010.

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Gilles Lesage - Journaliste puis correspondant parlementaire et éditorialiste à Québec, de façon quasi continuelle pour Le Devoir, de 1964 à 1999

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