Le Devoir, c'est moi - Tâter le pouls du Québec universitaire

«À Moncton, où j’étais le seul Sénégalais, j’ai commencé à consulter assidûment Le Devoir, pour avoir le pouls du Canada francophone», raconte Aziz Salmone Fall.
Photo: - Le Devoir «À Moncton, où j’étais le seul Sénégalais, j’ai commencé à consulter assidûment Le Devoir, pour avoir le pouls du Canada francophone», raconte Aziz Salmone Fall.

Faire partie du Devoir, c'est y travailler, l'appuyer, le lire assidûment. De cette communauté, qui s'est construite depuis 100 ans, nous avons retenu quelques portraits. Chaque lundi, jusqu'en décembre, nous vous présenterons un lecteur, une lectrice, du Québec comme d'ailleurs, abonné récent ou fidèle d'entre les fidèles. Un rendez-vous qui nous mène du Sénégal à Montréal, en passant par Moncton.

C'est en 1982, dans les locaux de la radio universitaire à Moncton, qu'Aziz Salmone Fall a fait connaissance avec Le Devoir. À cette époque, la presse francophone était (déjà?) en crise puisque le quotidien L'Évangéline venait de cesser de paraître.

Comment un Sénégalais d'origine égyptienne par sa mère a-t-il abouti au Nouveau-Brunswick au début des années 1980? C'est que la déportation des Acadiens, dont il avait pris connaissance dans ses cours d'histoire, avait touché sa fibre anti-impérialiste, répond Aziz Fall. «L'idée que d'autres gens que nous avaient pu vivre ces choses-là m'a attiré en Acadie, explique-t-il. Je faisais partie d'un petit groupe de jeunes assez animés par la pensée révolutionnaire. Nous étions convaincus que l'indépendance [africaine] faisait fausse route parce que le dispositif néocolonial français continuait l'aliénation. Certains d'entre nous sont allés étudier en Europe de l'Est. Moi, j'ai choisi l'Amérique.»

«À Moncton, où j'étais le seul Sénégalais, j'ai commencé à consulter assidûment Le Devoir, pour avoir le pouls du Canada francophone. À Montréal, ensuite, je me suis vite rendu compte qu'il était pratiquement impossible de comprendre le milieu universitaire québécois dans lequel je baignais, mais aussi la pensée nationaliste, sociale-démocrate et petite-bourgeoise qui animait à l'époque le mouvement souverainiste, au moins dans sa frange intellectuelle, sans ce journal», raconte celui qui enseigne aujourd'hui les relations internationales et l'économie politique du tiers monde à l'UQAM et à l'Université McGill.

«Votre journal possède aussi certaines qualités intrinsèques, note Aziz Fall. Dans mes études universitaires, je m'intéressais à la crise de l'UNESCO et au fossé qui existait entre le Nord et le Sud en matière de communication. Je voyais très bien comment, en Amérique du Nord, le scoop avait tué l'information. Cette dernière est littéralement noyée par l'événement, généralement défini par son caractère macabre, scandaleux ou catastrophique, sans qu'il y ait véritablement d'explication des phénomènes sous-jacents», déplore l'universitaire avant d'ajouter: «Le Devoir avait le mérite d'avoir les pieds dans les deux mondes et d'offrir de la substance et un contenu d'actualité en français.»

Aziz Fall a été coordonnateur du réseau québécois contre l'apartheid. Il a en outre animé une campagne internationale pour faire traduire en justice les meurtriers de l'ancien président progressiste du Burkina Faso, Thomas Sankara. Le fait d'avoir milité contre l'impunité des assassins de Sankara lui a valu des menaces de mort, qu'il attribue à la «nébuleuse» néocoloniale et affairiste que l'on désigne généralement sous le nom de «Françafrique».

Aziz Fall s'intéresse évidemment à la nouvelle crise des médias. Il salue le fait que Le Devoir a su s'adapter à l'intrusion du virtuel «en se dotant d'un plus grand public du fait de sa parution sur le Web et en allant chercher des alliés — sponsors ou investisseurs — qui lui permettent une certaine indépendance en tant que journal fait par des artisans. Cette singularité, dans un univers absolument bousculé par les monopoles, lui donne une plus grande importance à mes yeux, puisque je vois la difficulté de garder vivante une telle oeuvre. On a vu d'autres journaux s'écrouler sous le poids de ces contradictions. Or Le Devoir parvient à faire son centenaire. Je lui souhaite une autre centaine d'années, dans laquelle il est très important que le rêve du fondateur — un angle toujours anti-impérialiste — soit présent».

Bien sûr, le journal du matin que l'on trouve sur le pas de la porte est un réflexe qui tend à disparaître. «Les nouvelles générations prennent connaissance des événements grâce à une alerte virtuelle. Il ne faut pas croire que ces jeunes-là n'ont pas la référence événementielle du jour.»

«L'information virtuelle donne le meilleur et le pire, c'est-à-dire l'instantanéité et le fait qu'on trouve du prémâché sur le Web», convient cependant l'universitaire.

«Cela réduit évidemment la curiosité intellectuelle. Il est clair que, sur ce plan-là, nos étudiants ont beaucoup perdu», conclut le professeur, qui refuse de sacrifier la formule des cours magistraux et des lectures obligatoires à celle du PowerPoint.

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