Le Devoir, c'est moi - Un Devoir de compassion...

Faire partie du Devoir, c'est y travailler, l'appuyer, le lire assidûment. De cette communauté, qui s'est construite depuis 100 ans, nous avons retenu quelques portraits. Chaque lundi, jusqu'en décembre, nous vous présenterons un lecteur, une lectrice, du Québec comme d'ailleurs, abonné récent ou fidèle d'entre les fidèles. Des gens dont parfois la vie s'emmêle au Devoir de manière insoupçonnée, comme la touchante histoire qui suit vous le fera voir.
Elle avait livré son histoire unique à sa famille, mais n'avait jamais franchi ce cap intime. Pudeur. Jardin secret. Mais à l'occasion des 100 ans du Devoir, en dehors des célébrations officielles, Céline Reny-Chevalot a souhaité raconter comment, il y a cinquante ans tout juste, ce journal avait adouci un épisode douloureux de sa vie.Ce récit singulier, c'est celui d'une jeune femme de 23 ans tombée enceinte à la fin des années 50. Comme l'époque le voulait, on la dirigea naturellement vers un de ces couvents où l'on «cachait» les mères célibataires, le temps d'une grossesse. Invariablement, la finale se jouait sur une note déchirante: sitôt né, le bébé était séparé de la maman, puis confié à l'adoption, loin de ses origines.
Céline Reny-Chevalot a vécu avec douleur ce chapitre de mise à l'écart, d'autant plus sombre qu'il était dénué de moments de lecture. «J'étouffais, c'est le sentiment que j'ai eu, j'étouffais dans cette atmosphère», raconte la dame, âgée de 73 ans.
Audacieuse, elle profite d'un moment où les religieuses l'envoient au bureau de poste du village pour écrire au directeur du Devoir de l'époque, Gérard Filion. «Je lui ai raconté ce qui m'arrivait et comment je me sentais coupée de tout, sans lecture. Je l'ai supplié de m'envoyer Le Devoir. Je savais que, comme bien d'autres, il allait peut-être m'ignorer et se dire que j'avais bien mérité tout ce qui m'arrivait!»
Demande entendue
Quelque temps plus tard, une religieuse l'appelle. Un exemplaire du Devoir est arrivé pour elle au couvent. «Nous allons le lire d'abord et si des passages ne conviennent pas, nous les arracherons», assura la directrice du couvent. Après deux jours de «lecture-censure», Le Devoir lui fut remis. Entre messes et corvées, Céline «dévorait religieusement» son journal, de la première à la dernière page, ce journal lu et discuté en famille depuis sa tendre enfance.
«Gérard Filion avait entendu ma demande, et sa compassion m'a permis de trouver le courage de vivre en bonne santé psychologique les derniers mois de ma grossesse», relate-t-elle. Mordre à la vie, malgré l'épreuve, et se nourrir l'esprit par la lecture.
Depuis Cuba où elle passait un moment de vacances le printemps dernier, Céline Reny-Chevalot a noirci un petit carnet de son écriture fine et posté le tout au Devoir. Livrée en cadeau du centième, cette fable vous est racontée en page Idées aujourd'hui, sous sa plume.
Retrouvailles
Entre la naissance de ce bébé Fabien, qu'elle n'a jamais même eu l'occasion de prendre dans ses bras, et de touchantes retrouvailles en 1997 avec un fils devenu grand gaillard, la vie de Mme Reny-Chevalot n'a pas été banale, tout comme le personnage qu'elle semble être. Devant un immense portrait de René Lévesque ornant son salon, elle déroule des morceaux de ce parcours difficile, mais bien vivant.
Jeune veuve âgée d'à peine 34 ans, elle dut élever seule trois jeunes enfants, et retourner sur le marché du travail. Après une vingtaine d'années comme fonctionnaire au ministère des Communications, elle devint intervenante au Chaînon, et veilla au confort de femmes itinérantes. C'est là qu'elle reçut l'appel de la travailleuse sociale du mouvement Retrouvailles qui la guida ensuite vers son fils Fabien. «Mai 1960, ça vous dit quelque chose?», demanda l'intervenante. «Et comment que ça me disait quelque chose! Je suis restée sans voix.»
Peu loquace, comme le voulaient les procédures, la dame ne pouvait pas livrer grand détail sur Fabien, mais elle se permit deux confessions, qui émurent la mère: «C'est une belle âme», indiqua-t-elle, à propos du fils, ajoutant qu'il avait lui-même une petite fille. Un véritable cadeau! La maman confirme aujourd'hui, avec émotion: «Oui, c'est vrai que c'est une belle âme.»
Lorsqu'elle s'est fiancée avec son actuel mari, Ovide, l'année des retrouvailles, Fabien était invité aux célébrations. De fête en rencontre, ils apprennent tous à s'apprivoiser. «Tout le monde a été sur ce mode avec lui, et lui avec nous. On s'apprivoise.»
Céline Reny-Chevalot continue de lire son Devoir, virtuel s'il vous plaît. Les articles les plus enlevants du jour sont relus et discutés en soirée, avec son conjoint. Elle feuillette sous nos yeux des numéros jaunis qui l'ont marquée, comme celui publié à l'occasion du décès de Pierre Bourgault. Plus jeune, elle se souvient de discussions de famille avec ses frères et ses parents autour des «histoires» du Devoir, notamment le scandale du gaz naturel. «L'histoire du Québec, on l'a suivie à travers les pages du Devoir.»
À propos de l'indépendance du Québec, elle affirme, philosophe et une lueur espiègle dans les yeux, que les gens «ont perdu en ce moment le sens de l'aventure et de la bravoure». Elle s'inquiète du grand péril dans lequel s'engouffre la langue française ici-bas. Elle s'indigne du lock-out qui dure au Journal de Montréal et raconte, un sourire dans la voix, le chahut qu'elle a causé récemment dans une station de métro en refusant l'exemplaire gratuit qu'un préposé lui tendait. Puis elle tire un paquet de photos de famille, désigne Fabien, et tous les autres. «Est-ce que je vous ai dit que Fabien aussi lit Le Devoir?»