Le Devoir, c'est moi - Pour une poignée de dollars

La famille progressiste de Pierre Gravel avait Le Devoir dans le sang. Lui-même a commencé à le lire vers l’âge de 12 ans.
Photo: - Le Devoir La famille progressiste de Pierre Gravel avait Le Devoir dans le sang. Lui-même a commencé à le lire vers l’âge de 12 ans.

Faire partie du Devoir, c'est y travailler, l'appuyer, le lire assidûment. De cette communauté, qui s'est construite depuis 100 ans, nous avons retenu quelques portraits. Chaque lundi, jusqu'en décembre, nous vous présenterons un lecteur, une lectrice, du Québec comme d'ailleurs, abonné récent ou fidèle d'entre les fidèles. Et qui ont parfois pris bien des risques pour ce journal.

Douze dollars de plus par semaine. C'est l'augmentation proposée par un tribunal d'arbitrage que les typographes du Devoir rejetaient à l'unanimité en avril 1955 tout en décidant d'entrer en grève pour en obtenir cinq de plus. Une fortune. Une folie selon la direction qui répondait par son propre coup de bélier: le lock-out.

L'éditorial justificatif signé par le directeur Gérard Filion le samedi 23 avril estimait qu'une telle augmentation, portant leur salaire hebdomadaire moyen à 111 $, ferait des typographes du journal («déficitaire», précise-t-il) les mieux payés de Montréal. «Ce salaire dépasserait celui qui est octroyé à tous les journalistes à l'emploi du Devoir, y compris le rédacteur en chef, M. Héroux, le secrétaire de rédaction, M. Sauriol, le premier au service du Devoir depuis sa fondation, le second depuis 1928», écrit le grand patron.

Il pousse sa riposte jusqu'à fournir en page éditoriale la liste des 26 grévistes et leurs salaires de 1954, à la «cenne» près. Le compagnon Rosaire Marcoux gagne 5070,82 $ en douze mois, l'apprenti Claude Durocher empoche 2434,86 $. «Nous espérons pouvoir tenir le coup, conclut Gérard Filion. Si cela devient impossible, il n'y aura qu'une solution, la faillite et la liquidation.»

Les distributeurs vont à leur tour entrer en grève, par solidarité. Pour «tenir le coup», le journal va compter sur ses employés restants et une petite armée de sympathisants qui vont assurer la production et la distribution du journal. L'adolescent Pierre Gravel était du nombre. Il avait la conscience sociale bien aiguisée et le goût de résister, y compris contre les apparences trompeuses.

Duplessis là-dessous?

«À l'époque, les fervents du journal sont persuadés que les demandes excessives du syndicat sont alimentées par Maurice Duplessis qui voudrait ainsi tuer Le Devoir, explique Pierre Gravel 55 ans plus tard. C'est toujours plausible, et je le croyais alors. En tout cas, les demandes auraient fait des typographes du Devoir les mieux payés alors que le quotidien était toujours menacé de faillite. Gérard Filion avait toujours été très pro-syndical, ce qui alimentait l'impression d'un conflit télécommandé pour tuer le quotidien. Mais c'était très pénible de jouer les scabs dans une entreprise réputée sympathique aux syndicats.»

Pendant plusieurs semaines, il a donc rejoint des équipes qui distribuaient gratuitement les exemplaires du quotidien. «J'avais 17 ans et je travaillais de nuit, bénévolement», raconte-t-il, assis dans le solarium de sa maison, sur la Rive-Sud. «On utilisait une flotte de taxis pour se rendre de la place d'Armes au journal, au 434, rue Notre-Dame. Vers 22 h, on remplissait les taxis d'exemplaires et on allait les livrer aux kiosques à journaux, escortés par la police de Montréal. Jean Drapeau venait tout juste d'être élu maire de Montréal et il avait une sorte de dette morale envers Le Devoir qui l'avait appuyé. Il a donc décidé que la police allait protéger les briseurs de grève.»

Pierre Gravel a depuis connu une carrière fructueuse, notamment comme éditorialiste à La Presse. Il est depuis 2004 conseiller éthique pour la Ville de Longueuil. «Le Devoir était presque l'objet d'un culte à l'époque, comme Cité Libre. En tout cas, c'est tout ce qu'on avait contre Duplessis, et il fallait le sauver coûte que coûte.»

Une affaire de famille

Ce journal, sa famille progressiste l'avait dans le sang. Lui-même a commencé à le lire vers l'âge de 12 ans, sous la pression paternelle. Son grand-père, un homme très impliqué socialement, l'appuyait depuis sa fondation en 1910. «Mon grand-père s'est fait élire comme président du Conseil des métiers de Montréal en 1903. J'ai le souvenir de l'avoir vu en réunion, chez lui, vers 1942, avec "des messieurs importants", comme il me l'avait dit. Il m'avait donné un jeu de blocs pour me faire patienter et, soudain, je les ai entendus crier ensemble: "En bloc pour le Bloc". Après coup, j'ai compris qu'ils venaient d'inventer le slogan du Bloc populaire. Il devait y avoir André Laurendeau et Jean Drapeau dans le groupe, mais je n'en suis pas certain.»

La distribution parallèle du Devoir l'a occupé pendant «un certain temps, quelques semaines au moins». Après coup, le directeur de la distribution, Gaétan Baillargeon, l'a invité à travailler au journal, au secteur des abonnements. Il a accepté parce qu'il rêvait déjà de devenir journaliste. L'offre lui laissait aussi du temps pour reprendre ses études.

«J'étais toujours à la salle de rédaction pour voir travailler en personne André Laurendeau ou Paul Sauriol. Certains soirs, Pierre Laporte, qui était chroniqueur politique, me donnait un "lift" jusqu'à l'Université de Montréal.»

Le 12 juin 1958, alors qu'il traînait dans la salle, M. Baillargeon lui a demandé de rester, en soirée, «pour un travail très spécial». Il l'a ensuite entraîné avec un autre jeune au bureau de Gérard Filion qui les a mis au courant de la mission. «Il nous a dit carrément: "Ce soir on sort une bombe et on va tuer Duplessis avec ça." Il a ajouté qu'il fallait que les autres médias en parlent pour faire vendre le journal et qu'il fallait donc le distribuer auprès des stations de radio.»

C'était évidemment l'édition datée du lendemain, un vendredi, sur la fameuse enquête dénonçant «le scandale du gaz naturel», un cas de délit d'initiés et de «coup de Bourse» impliquant des ministres et le lieutenant-gouverneur. «J'ai été à CKVL, à CKAC, je rentrais dans les studios et je brandissais la copie du lendemain, raconte l'ancien courrier. Les animateurs sautaient sur l'information et la relayaient. On en a tellement vendu que le journal a fait rentrer au travail les pressiers le samedi pour un nouveau tirage.»

La grève était finie depuis belle lurette. Pierre Gravel a quitté Le Devoir en 1959. La Révolution tranquille grondait, et un nouveau temps allait commencer...

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