Le Devoir, c'est moi : Des bines et des mots

Faire partie du Devoir, c'est y travailler, l'appuyer, le lire assidûment. De cette communauté, qui s'est construite depuis 100 ans, nous avons retenu quelques portraits. Chaque lundi, jusqu'en décembre, nous vous présenterons un lecteur, une lectrice, du Québec comme d'ailleurs, abonné récent ou fidèle d'entre les fidèles. Des lecteurs parfois nombreux à se partager un même exemplaire...
Les lecteurs du Devoir, ce ne sont pas seulement les abonnés qui récupèrent leur journal au petit matin sur le perron. Ce sont aussi ces squatteurs de restaurants qui se relaient pour tourner les pages d'un même exemplaire. Le Devoir s'est rendu à la Binerie Mont-Royal, le temps de déguster un bol de bines et d'y surveiller le parcours d'un journal au début de la journée.Il est neuf heures. Il fait chaud et ça sent fort le déjeuner qui cuit. Le Devoir repose tranquillement dans le présentoir à journaux, quand, soudain, l'ouverture de la porte fait se retourner tous les visages attablés au comptoir. Michel La Salle entre et semble soulagé de voir son journal favori libre de mains graisseuses.
La copropriétaire de la Binerie, la «compteuse de bines » Jocelyne Brunet, avait prévenu Le Devoir, avant même son arrivée. «C'est vraiment un de vos grands lecteurs. Si Le Devoir n'est pas passé un matin, il me fait aller l'acheter!»
L'homme s'attable, commande son «numéro deux sans jaunes» et entame sa lecture. Pourquoi venir lire le journal au restaurant? «C'est que je n'aime pas me faire à déjeuner», répond-il, en riant. Et pourquoi Le Devoir? «Une chose me désole depuis quelques années: c'est que les gens troquent le vrai français pour un français approximatif. Ce n'est pas le cas au Devoir.» Il finit son assiette, placée à l'écart pour faire de la place au journal, puis s'en va.
L'exemplaire demeure sur le coin du comptoir quelques minutes. Un client entre et le repère rapidement. C'est Robin Bélisle, un ébéniste de Québec qui s'est arrêté à la Binerie par hasard. Il avoue être un lecteur de restaurant. «Avant, j'allais lire Le Devoir au Tribune Café, mais ils ont cessé leur abonnement. Je l'ai demandé trois fois, ils n'ont pas voulu le reprendre. Je n'y vais plus!» Il se rend désormais au Panetier, dans le Vieux-Québec, pour parcourir son journal à son rythme. «Ça me prend du temps: au moins deux heures.»
Il commande un café et s'installe dans un coin pour lire tranquille et explique qu'il préfère lire dans un lieu public qu'à la maison. «Ça fait voir du monde», tout simplement. Il partira un peu plus tard, mais laissera sa trace: un cercle de café sur la une.
Pendant tout ce temps, le copropriétaire et «binelogiste» Philippe Brunet garde un oeil sur l'unique exemplaire du Devoir. Il ne veut pas se le faire voler, car il repartira avec à la fin de la journée, pour le lire en silence, après avoir passé des heures à courir d'un bout à l'autre de l'étroit restaurant.
Lorsque sa femme et lui ont acheté le commerce (qui existe depuis 1938) il y a cinq ans, Le Devoir n'y était pas livré. Ils se sont rapidement abonnés. «On trouve ça important que les clients soient capables de lire ce qu'ils aiment.» Et le quotidien se promène beaucoup sur le comptoir en bois où sont peintes des fleurs de lys.
Le ventre bien rond et les vêtements imprégnés de l'odeur des fèves au lard, la reporter s'apprête à quitter les lieux. Le cuisinier du restaurant accourt: il a aussi son histoire à raconter. Il possède toutes les parutions du quotidien d'Henri Bourassa de 1910 et de 1911. «Tu viendras voir ça», nous propose-t-il. À suivre!