Médias - Pige qui pourra

La masse des pigistes, cette nouvelle armée de réserve du capital médiatique, gonfle sans cesse tout en étant payée des tarifs de misère. Alors, comment évaluer la nouvelle et généreuse entente de Gesca pour ses collaborateurs?

Le pigiste demeure le plus souvent le lumpenprolétaire des médias. Ses collaborations lui sont achetées à des prix de famine. Le tableau mis à jour le mois dernier par l'Association des journalistes indépendants du Québec (AJIQ) rappelle que le riche magazine 7 jours paye entre 40 et 50 $ le feuillet, soit à peine plus que le pauvre Devoir, Le Bel Âge, entre 70 et 100 $, Elle Québec, entre 100 et 125 $ et L'Actualité, entre 100 et 150 $. Dans tous les cas, les tarifs n'ont pas bougé depuis des années, voire des décennies.

Le site ajiq.qc.ca évalue que, sur 30 ans, compte tenu de l'inflation, les tarifs de pige ont dans les faits baissé de 163 %... En plus, les éditeurs violent sans vergogne le droit d'auteur, par exemple en ne versant aucune redevance pour la réutilisation des textes. Il y a quelques jours, le 15 mars, lors d'un «lundi de la pige» organisé par la Fédération professionnelle des journalistes du Québec, le représentant de Canoe.ca a expliqué fièrement que Quebecor payait 75 $ le feuillet en exigeant toutefois une cession absolue de tous les droits de reproduction, y compris dans Le Journal de Montréal et les innombrables autres publications et sites Internet de l'empire.

D'où la surprise quand l'AJIQ a annoncé qu'une entente historique et exclusive venait d'être signée avec le Groupe Gesca. Le contrat type dévoilé le 28 février prévoit que «tous les collaborateurs pigistes» des journaux du consortium lié à Power Corporation recevront dorénavant «un montant minimal de 120 $ par feuillet de 1500 caractères, espaces compris — et indexé annuellement». Une manne, qui équivaut donc à payer un article de journal (par exemple une critique de théâtre) au niveau d'un article de magazine réputé demandant plus de travail.

Surprise et grogne

L'AJIQ existe depuis 1988 précisément pour améliorer les conditions socioéconomiques de ses membres. La surprise passée, l'inquiétude et la grogne ont commencé à se manifester dans ses rangs, bref parmi ceux et celles qui devaient le plus en profiter.

Première évidence: les contrats ont fondu. «À quoi bon être plus payé si on est moins embauché?», demande un pigiste de la région de Québec qui désire conserver l'anonymat pour ne pas outrer ses patrons. «En théorie, c'est un excellent contrat et une entente formidable. En pratique, je ne vois pas la différence puisqu'on ne me commande plus de textes ou qu'on m'en commande moins. C'est normal puisque les budgets annuels de piges n'ont pas augmenté.»

Le président de l'AJIQ, Nicolas Langelier, qui a négocié l'entente, balaie cet argument. «Être payé deux fois plus cher pour moins de travail, c'est un avantage évident, dit-il. Le pigiste peut alors travailler pour un autre média.» Lui-même a toutefois perdu toutes ses collaborations à La Presse avec la ronde des compressions de l'année dernière.

Deuxième os: l'entente ne semble pas s'appliquer à «tous les pigistes». Les journaux de Gesca, comme bien d'autres du pays, emploient toutes sortes de collaborateurs: des pigistes professionnels, mais aussi des chroniqueurs plus ou moins vedettes. Certains membres de l'AJIQ interviewés cette semaine affirment qu'au total, dans certains journaux du groupe, il ne reste qu'un ou deux pigistes aux tarifs de l'Association, les autres collaborations extérieures pouvant être beaucoup moins payées, voire presque pas.

«Si ces pratiques se poursuivent, ce sera un bris de l'entente et l'AJIQ pourra poursuivre le journal en faute», commente alors le président Langelier. «Dans les mois à venir, tous les collaborateurs vont donc se faire offrir le contrat type.»

La porte-parole de Gesca se fait tout aussi rassurante. «On respecte l'entente et on se conforme au règlement, dit Caroline Jamet, vice-présidente aux communications du groupe. Mais il y a des exceptions de prévues à l'entente et nous pourrons donc aussi négocier des tarifs particuliers avec certains collaborateurs.»

Fin du recours collectif

En contre-partie, l'AJIQ retire Gesca de sa requête en recours collectif de 30 millions déposée en 1999 contre la banque de données CEDROM-SNI et plusieurs éditeurs québécois. Les vieux membres qui espéraient le plus de la poursuite sont évidemment déçus de l'abandon de la démarche, qui aurait pu leur rapporter des dizaines de milliers de dollars à chacun. C'est le troisième os.

«C'est un peu comme si on venait de me retirer une partie de mon fonds de retraite», dit une autre pigiste, qui a longtemps travaillé pour La Presse. «J'exagère à peine: c'est de l'argent que me devait Gesca qui vient d'être brûlé au profit de très hypothétiques hausses des tarifs pour les futurs pigistes. Pensez-vous vraiment que les contrats vont revenir? Les salariés de l'entreprise travaillent plus. Les budgets d'achat de textes ont été éliminés. Tout ça est de la bien mauvaise stratégie de la part de l'Association.»

D'où la frustration supplémentaire de ne pas avoir pu voter sur l'entente. «L'assemblée générale a confié au conseil d'administration le mandat de négocier une entente, explique le président de l'AJIQ, Nicolas Langelier. Il n'y avait pas de mécanisme de prévu pour revenir en assemblée générale pour l'approuver avant la signature avec Gesca. En plus, chaque année, depuis dix ans, les discussions en groupe portaient sur l'état des négociations.»

Ce qui soulève finalement des questions sur les belles occasions ratées par les pigistes qui n'ont pas su profiter des années de vaches grasses, et surtout pas du temps où les empires médiatiques croulaient sous le fric. Il y a un manque évident de capacité d'organisation dans cette main-d'oeuvre éparpillée, solitaire et désunie qui constitue une «armée de réserve du capital», comme le disait Marx en parlant des chômeurs. Et les nouvelles technologies mettent cette masse encore plus à la merci des patrons.

«Le principal problème des pigistes, c'est leur isolement, résume un membre de l'AJIQ. Chacun est en concurrence contre tous. C'est la loi de la jungle et il n'y a que quelques dizaines de stars régionales ou nationales qui s'en tirent vraiment bien. La conjoncture ne risque pas d'améliorer la situation, évidemment...»

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