Le Devoir, c'est moi - L'art de l'entremetteur

Faire partie du Devoir, c'est y travailler, l'appuyer, le lire assidûment. De cette communauté, qui s'est construite depuis 100 ans, nous avons retenu quelques portraits. Chaque lundi, jusqu'en décembre, nous vous présenterons un lecteur, une lectrice, du Québec comme d'ailleurs, abonné récent ou fidèle d'entre les fidèles. Et même partenaire, comme ce fut le cas de notre lecteur de cette semaine!
En 1970, l'artiste René Derouin ne se doutait pas qu'il deviendrait un jour le colocataire du Devoir au 211, rue du Saint-Sacrement dans le Vieux-Montréal. Et encore moins qu'il allait servir d'intermédiaire dans l'achat de l'édifice par le journal indépendant d'Henri Bourassa.À l'époque, les mesures de guerre battaient leur plein, l'armée arpentait le Vieux-Montréal afin de trouver les meurtriers du ministre Pierre Laporte. René Derouin avait son atelier au quatrième étage du 211, rue du Saint-Sacrement qu'il louait 40 $ par mois. Cheveux longs, barbe en broussaille, il arborait sans doute l'allure louche des terroristes recherchés par les soldats en patrouille.
«Ils ont débarqué trois fois dans l'édifice, raconte l'artiste. Ils cherchaient les frères Rose dans des lieux comme ça parce qu'une bonne partie du Vieux-Montréal était inoccupée.»
Honorable citoyen malgré sa chevelure, il venait de contracter un prêt bancaire suffisant pour lancer dans son atelier les Éditions Formart Inc., d'où sortiront en cinq ans d'activités une trentaine de publications sur des artistes comme Léon Bellefleur, Charles Daudelin et Robert Wolfe. Seuls deux autres artistes occupaient l'édifice, qui était désert sinon.
«Le propriétaire en avait hérité 40 ans plus tôt et il ne savait pas quoi en faire, se rappelle l'artiste. Il ne trouvait pas de locataires, alors il m'a dit "je vais te vendre ça 45 000 $".»
N'ayant pas les ressources pour l'acheter, il en fait part à un ami venu le visiter pour lui acheter une estampe. Or cet ami siégeait à l'époque au conseil d'administration du Devoir. Il le rappela la semaine suivante pour le convoquer à un dîner avec Claude Ryan.
«On s'est rencontrés aux locaux du Devoir de la rue Notre-Dame, j'ai raconté l'affaire, se souvient-il. Ça m'a fortement impressionné. Ce n'était pas mon genre de rendez-vous. Le c.a. est venu visiter le lieu et j'ai appris plus tard que l'édifice s'était vendu... 65 000 $!»
Après l'arrivée du Devoir, en 1972, René Derouin est demeuré locataire privilégié du 211, rue du Saint-Sacrement, au quatrième étage, qu'il partageait avec le concierge. «Quand on organisait des salons du livre, on descendait nos communiqués au 2e étage!»
L'artiste a même été invité par Claude Ryan à réaménager le hall d'entrée du journal. Fidèle à sa réputation d'économe, celui-ci a toutefois vite balayé le beau projet du revers de la main en voyant la facture. «Je lui ai présenté la maquette, une belle entrée avec des photos de [Henri] Bourassa, et des archives, en disant "ça va coûter tant." M. Ryan a dit: "non, non, il n'en est pas question!". Le Devoir est resté tel quel tout le temps que j'ai été là.»
En 1975, René Derouin transférait Formart aux éditions du Québec et installait son atelier dans les Laurentides, près de Val-David. Artiste reconnu pour ses céramiques et ses gravures, il organise quasi annuellement, depuis 1995, un symposium culturel international. Il revient d'ailleurs du Mexique où il a été invité à créer une gravure dans le cadre de l'exposition consacrée au 200e anniversaire de l'indépendance du pays.
Le Devoir n'a jamais cessé de croiser sa vie et d'appeler des événements heureux. Camelot dès l'âge de neuf ans dans l'est de la métropole, il distribuait alors, on était en 1946, 22 Presse pour 3 Devoir.
«Les 3 Devoir, c'était trois professeurs, note-t-il. J'en avais un à distribuer six rues plus loin, sur Beaugrand. C'était sur le bord du fleuve, il ventait, et je me disais: "s'il pouvait se désabonner, celui-là, ça m'éviterait d'aller jusque-là".» Il ne savait pas encore que ce professeur allait devenir le sien peu après, un professeur extraordinaire qui allait marquer son orientation professionnelle.
René Derouin ne se souvient pas si c'est ce professeur qui l'aura incité à lire Le Devoir. Mais il se sait lecteur indéfectible depuis l'adolescence.
«Parce qu'il n'y en a pas d'autres [rires]! Par intérêt pour la politique, pour la page Idées, la page Culture... Le Devoir ne se rend pas chez moi, il faut que j'aille à lui. Tous les matins, je descends le chercher au village et je rentre le lire chez moi, c'est un petit rituel. Et si je ne le fais pas, je suis en manque. Je suis un accro.»