Anne Nivat et la responsabilité journalistique - On doit retrouver le sens premier du journalisme

Paris — On les appelait «les deux Anne». Elles ont parcouru la Tchétchénie de long en large à une époque où la plupart de leurs collègues avaient délaissé cette guerre sale. Anna Politkovskaïa, la journaliste russe, est morte assassinée le 7 octobre 2006 à Moscou. Anne Nivat, elle, est toujours vivante. Mais elle est convaincue d'avoir été sauvée par son passeport français. «C'est toujours plus embêtant d'assassiner le citoyen d'un pays étranger», dit-elle.
La guerre, Anne Nivat est tombée dedans sans trop s'en apercevoir. Grande reporter depuis une douzaine d'années, elle a parcouru les principaux champs de bataille de cette décennie fertile en conflits. Comme si la guerre lui collait à la peau. «La guerre ne m'attire pas, mais je n'ai rien fait d'autre, dit-elle. Quand j'ai commencé dans le journalisme, je n'ai pas eu d'autre réflexe que d'aller la couvrir. Le problème de la plupart des journalistes à l'époque, c'était d'entrer en Tchétchénie, moi, c'était d'en sortir. J'étais prisonnière de la guerre.»Happée par la guerre
Diplômée en sciences politiques, mais pas en journalisme, Anne Nivat été littéralement happée par les événements. En 1997, à Prague, c'est un ancien du New York Times travaillant pour Radio Free Europe, Paul Kaufman, qui l'envoie pour la première fois couvrir les élections présidentielles tchétchènes. Pendant dix ans, elle arpentera chaque centimètre carré de ce pays, dont elle sera pratiquement la seule à nous faire découvrir la réalité quotidienne.
Comme elle avait commencé par la pire des guerres, après septembre 2001, elle s'est dit qu'elle pourrait faire la même chose en Irak et vivre au plus près de la population. Ce qu'elle avait fait à Grozny à 28 ans, elle l'a refait depuis à Bagdad et à Kaboul. Chaque fois, cette femme au corps menu et au visage gracile passe des semaines sur place. Elle habite et vit parmi les populations locales, dont elle partage les peines et les joies. Lorsqu'elle revient dans son appartement parisien, sa maison des Cévennes ou la petite isba qu'elle possède en Russie, commence alors un autre labeur. Avec ses tonnes de notes, elle fait des livres.
Loin du jet-set
Il n'y a personne qui ressemble moins à Anne Nivat que ces reporters du jet-set médiatique qui posent chaque soir à la télévision devant un monument touristique différent et qui passent d'un grand hôtel à un autre sans jamais rester plus de 48 heures dans le même pays. Sur ce type de journalisme, Anne Nivat porte d'ailleurs un jugement sévère. «J'ai parfois l'impression que les journalistes sont devenus des fonctionnaires de l'information. Comme s'ils avaient oublié les valeurs de base de ce métier, qui sont l'humilité, la discrétion, la recherche permanente et la curiosité incessante.»
Son père, Georges Nivat, historien spécialiste de la Russie et traducteur de Soljenitsyne et de Pasternak, lui expliqua un jour qu'un journaliste était quelqu'un qui devait aller sur place, revenir et raconter des histoires. La petite Anne n'avait pas besoin d'en savoir plus. «Le journalisme, je l'ai appris sur le tas. Et je continue à croire qu'il n'y a que comme ça qu'on peut l'apprendre. Selon moi, le formatage auquel sont soumis les élèves dans les écoles de journalisme n'aboutit pratiquement qu'à de la désinformation. Le journalisme de formatage, c'est la soupe qu'on nous sert aujourd'hui dans les médias mainstream, surtout à la télévision évidemment, mais aussi dans la presse écrite. C'est cette espèce d'obsession des articles courts, de la simplification à outrance qui véhicule des stéréotypes et qui n'aboutit qu'à l'inverse de ce qu'on devrait savoir.»
Pour mieux fonctionner en parallèle et écrire ses livres, Anne Nivat avoue s'être exclue du système médiatique. Elle ne passe jamais moins de trois semaines dans un pays. Dans un métier qui roule à 100 à l'heure, elle revendique le droit à la lenteur. Pour cette adepte du travail de terrain, rien ne remplacera jamais la démarche minutieuse du reporter qui se mêle aux populations locales pour découvrir, sinon la vérité, du moins une vérité.
La responsabilité
Récipiendaire du prestigieux prix Albert-Londres en 2000 pour Chienne de guerre (Fayard), Anne Nivat estime que les journalistes n'ont qu'à s'en prendre à eux-mêmes si leur crédibilité est à la baisse, comme le démontrent tous les sondages.
«Nous n'avons que ce que nous méritons. Nous sommes responsables devant nos lecteurs du choix de l'information, de sa hiérarchie, du traitement. Le journalisme pêche par manque de professionnalisme. Nous agissons par mimétisme en traitant des sujets parce qu'ils sont dans l'air du temps. Cela est dû au fonctionnement des médias, à la concurrence, au manque de temps. Nous avons moins de respect pour le contenu qu'avant et nous prenons nos lecteurs pour des idiots. Comme s'ils ne s'en rendaient pas compte...»
Du journalisme anglo-saxon, elle dit avoir retenu l'enquête et le travail de terrain. Du journalisme à la française, elle a conservé cette absence de prétention à l'objectivité. Anne Nivat va même jusqu'à accuser ses confrères de paresse. Une paresse qui mène à l'autocensure et qui ultimement reviendrait à remplacer le journalisme par la communication. «Les journalistes, par peur de la complexité, par goût de la rectitude politique, ne font plus d'enquête, vont au plus facile, cherchent à plaire à leur éditeur et à rentrer dans le format. On aboutit à des articles sans odeurs et sans saveurs. C'est la plaie des années ultramédiatiques d'aujourd'hui.»
Ce travers est particulièrement dangereux dans les conflits armés. Car, si les reporters de guerre ne vont plus sur le terrain, ce vide sera vite comblé par les services de presse et de communication des états-majors.
Alors, Anne Vivat incite ses confrères, qu'ils soient grands reporters ou affectés aux chiens écrasés, à désobéir aux ordres, à ne pas se plier aux diktats, à préserver leur espace de liberté, à ruer dans les brancards et à sortir de leur bulle. «Pour continuer à être crédible, il faut revenir au principe de base de ce très beau métier, qui consiste avant tout à être responsable. Un mot complètement oublié!»
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Correspondant du Devoir à Paris