Indépendance et pluralisme de la presse - Une presse peut-elle être indépendante quand l'État lui apporte en aide 900 millions d'euros ?

Liberté de l'information et pluralisme de la presse sont deux formules apparemment semblables qui pourtant correspondent à des démarches et à des histoires distinctes entre médias et démocratie.
Une première formule qui prévaut dans le monde de l'information, et elle est d'inspiration anglo-saxonne, fait con-fiance au marché et aux entreprises de presse pour garantir la liberté dans la couverture de l'actualité, du débat d'idées, avec en arrière-plan l'ambition d'accéder à l'objectivité dans le traitement des nouvelles. La seconde est plus européenne, en tout cas plus française, et s'est trouvée au coeur des conditions dans lesquelles la presse écrite va être reconstruite au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après le traumatisme de la collaboration avec l'occupant dont avaient donné le spectacle de très nombreux titres et éditeurs de l'époque.Le pluralisme des points de vue et l'indépendance des journaux passaient alors par la volonté de confier ceux-ci à des hom-mes ou femmes d'idées et de contenus, journalistes, intellectuels, anciens résistants. Partout était recherchée la présence de plusieurs titres de sensibilités différentes. Le manque d'expérience et de moyens pour la conduite de ces entreprises devait être compensé par la puissance publique et le législateur.
Le modèle français
Ainsi en France, d'un côté, des ordonnances de 1944 ont défini les caractéristiques d'entreprises particulières, au capital transparent, excluant toute concentration, ont mis en place des structures mutualisées pour la fourniture du papier et la distribution des journaux, etc. De l'autre, le législateur est intervenu pour garantir un édifice coopératif dans la distribution de la presse, comme pour la définition des structures atypiques de l'agence de presse (l'Agence France-Presse).
Et ainsi s'est mis en place le double registre de l'action d'un État devant agir afin de préserver ce pluralisme initial des journaux: aides à la presse et dispositifs permettant une péréquation entre les plus forts et les plus faibles. Plus d'un demi-siècle et plusieurs lois sur la presse plus tard, la même architecture prévaut, même s'il a fallu à de nombreuses reprises l'adapter, la compléter ou la conforter. La même suspicion pèse sur elle chez les observateurs anglo-saxons: comment une presse pourrait-elle être indépendante alors que l'État lui apporte sous forme d'aide, en 2010, une somme de l'ordre de 900 millions d'euros?
Diversité
La simple observation des contenus et des informations délivrés par les quotidiens, news magazines, mensuels d'information politique et générale, etc., permet pourtant, si on se débarrasse des a priori dogmatiques, de constater la diversité des points de vue exprimés par des titres généralistes, de Libération au Figaro, et surtout au travers de publications d'opinion, L'Humanité ou La Croix, etc. Et le maintien d'une presse quotidienne d'opinion est sans doute l'une des plus grandes vertus des structures mises en place au lendemain de la guerre.
Comment dès lors expliquer qu'un État et des majorités politiques au Parlement votent depuis tant d'années des volumes d'aide aussi substantiels accordés à des journaux qui leur sont défavorables? C'est parce que les reconstructeurs de la presse ont totalement conçu le dispositif d'aide et les structures mutualisées au service de la presse, en dehors de toute référence au contenu. Il est courant, dans le jargon national, de parler de «critères techniques».
Une commission paritaire ad hoc est chargée d'agréer toute nouvelle publication, en fonction de ratios entre les surfaces rédactionnelle et publicitaire, le fait d'être vendu, etc. Et c'est le numéro d'inscription donné par la commission qui ouvre l'accès aux aides publiques, comme aux structures coopératives de distribution, etc. Taux de TVA préférentiel (2,1 %), aide à la modernisation technique, exonération de la taxe professionnelle, etc., sont automatiquement au bénéfice de l'ensemble des titres de presse, certaines dispositions ne profitant qu'à la presse d'information politique et générale, voire aux quotidiens.
L'illustration d'une telle volonté de voir l'État en aucun moment être en position d'arbitrer des questions de contenu peut être fournie par une aide particulière au profit des quotidiens d'opinion. Ceux-ci ayant été très fragilisés au lendemain du premier choc pétrolier dans les années 70, il fut décidé de leur faire profiter d'un soutien particulier, au nom de la défense du pluralisme.
Qui pouvait cependant dire si tel titre était d'opinion ou ne l'était pas: La Croix ou Le Figaro, L'Humanité ou Libération? etc. C'est l'analyse du modèle économique qui donnera la réponse: la presse d'opinion rebute les annonceurs, comme parfois la presse trash, mais, contrairement à elle, le quotidien d'opinion a une diffusion modeste. Deux critères sont donc croisés: moins de 20 % de recettes publicitaires et moins de 200 000 exemplaires.
Des ratés
Est-ce à dire que la France aurait trouvé une sorte de formule idéale? Si c'était le cas, son classement dans la lecture des journaux serait meilleur et ses titres plus nombreux afficheraient une meilleure santé économique. Le système n'a pas su empêcher la disparition de nombreux titres, intéressant le pluralisme des idées, de Combat au Matin de Paris, en passant par La Croix du Nord ou La Liberté du Morbihan et bien d'autres encore. Il se montre aussi incapable de favoriser la création de nouveaux titres, ne pouvant leur apporter quoi que ce soit durant la délicate période de lancement, d'où la multiplication des échecs, d'InfoMatin au Jour, en passant par La Truffe, etc.
Il n'a surtout pas su éviter les concentrations entre les mains d'un particulier hier (Robert Hersant) ou de banques aujourd'hui (Le Crédit mutuel). Aucune formule de fondation n'est adaptée, comme en Allemagne, pour protéger la propriété des journaux. Ce n'est que tout récemment que le public et les lecteurs peuvent entamer des démarches de mécénat au profit de leurs journaux.
Indépendance et recapitalisation
Est-ce à dire que le système a totalement failli dans la défense de l'indépendance des journaux? L'existence de titres indépendants et dynamiques ou de groupes de taille modeste va à l'encontre d'une telle vision. C'est ainsi que, dans l'ouest du pays, Le Télégramme progresse régulièrement et tient tête dans la même zone à Ouest-France. L'Humanité, bien que très fragilisée par la crise du mouvement communiste, continue son existence sur le papier comme sur le support électronique. Le news magazine Marianne fait face à trois concurrents, dont l'un (Le Nouvel Observateur) appartient à un groupe de taille modeste.
En revanche, des titres qui furent longtemps des symboles d'indépendance, dans lesquels les sociétés de journalistes jouaient un rôle significatif, comme Le Monde et Libération, n'ont pu éviter des recapitalisations qui les ont mis entre les mains de financiers (Rothschild) ou de groupes plus importants (Lagardère et Prisa). Un dernier regret à l'égard d'un peu plus d'un demi-siècle d'évolution législative concernant la presse française: jamais aucun texte ne sera même présenté au Parlement pour garantir l'autonomie des rédactions. La question fut abordée lors des États généraux de la presse de 2009. Elle fut violemment rejetée par les propriétaires. Cependant, l'idée ne peut que faire son chemin, en tant qu'elle représente un autre versant de l'indépendance de la presse.
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Sociologue, spécialiste des questions de médias et de journalisme, Jean-Marie Charon est en France une référence en matière de presse écrite. Il anime plusieurs associations de réflexion sur les conditions de production de l'information.