L'information à deux vitesses - Tout est à réinventer

Bernard Poulet est rédacteur en chef au magazine économique français L’Expansion.
Photo: L’Expansion Bernard Poulet est rédacteur en chef au magazine économique français L’Expansion.

Bob Garfield, journaliste et essayiste, a trouvé une excellente expression pour décrire la crise — une révolution, en réalité — que traversent la plupart des médias d'information: «The Perfect Storm». C'est bien vu. Car, autour de l'an 2000, dans presque tous les pays développés, les journaux d'information, et plus largement les conditions de production de cette information, ont encaissé plusieurs chocs violents qui remettent en cause leur survie.

Au tournant du siècle, plusieurs phénomènes se conjuguent. L'érosion que subissait la diffusion des journaux d'information de qualité s'accentue. Les jeunes générations se détournent de l'achat des journaux, par manque d'appétit pour l'information ou par refus de payer. Les changements survenus dans nos sociétés à partir des années 1970, le développement de l'individualisme, la «dépolitisation», l'effondrement des grandes organisations de masse et des idéologies modifient nos rapports à l'information.

Enfin — et surtout — le développement du numérique change radicalement l'économie des médias. Pour la première fois, les annonceurs peuvent se passer largement des journaux, et même de l'information, pour diffuser leurs messages publicitaires.

Pour eux, on est passé d'une économie de pénurie à une économie d'abondance: ils n'avaient qu'un nombre limité de possibilités de diffuser leurs «réclames», les journaux et l'affichage d'abord, puis la radio et la télévision (qui avaient déjà capté une partie des budgets de la presse). Mais, soudain, avec le numérique et Internet, les supports pour la publicité deviennent innombrables et de plus en plus «ciblés» sur leurs consommateurs potentiels. L'information n'est plus qu'un vecteur parmi une infinité d'autres. Les supports se multiplient à l'infini et les prix payés par les annonceurs sont entraînés dans une baisse continue.


Effondrement

La valeur de la plupart des journaux chute brusquement. Le phénomène est rapide et brutal aux États-Unis, où une féroce logique de marché entraîne la disparition ou la mise en faillite de nombreux titres trop déficitaires ou trop endettés. Un seul exemple donne la mesure de cet effondrement: le magazine Business Week, dont la valeur avait été estimée à un milliard de dollars en 2000, a été vendu à l'automne 2009 pour 15 millions de dollars, dette comprise!

Pour les producteurs d'information, c'est l'effondrement d'une grande partie de leurs revenus. Le modèle qui a présidé à l'apparition de la grande presse d'information de qualité au XIXe siècle ne peut plus fonctionner. Les journaux ferment ou s'engagent dans de vastes plans d'économies qui passent par le licenciement d'une partie de leurs journalistes et des réductions de pagination, de format, de distribution, voire de périodicité. Mais la baisse de la qualité de l'offre qui en résulte le plus souvent alimente la spirale: nouvelles baisses du lectorat, nouvelles baisses des revenus publicitaires, nouvelles réductions de coûts, etc.

Le modèle du grand quotidien de qualité, dont The New York Times est le représentant emblématique avec une rédaction comprenant plusieurs centaines de journalistes de qualité et bien payés, une couverture exhaustive de tous les aspects de l'information, des bureaux à travers le monde entier, eh bien ce modèle fait figure de dinosaure dont on guette la disparition.


Financer la qualité

Mais, plus largement, c'est la capacité même de financer une production d'informations de qualité et de masse, quel que soit le support, qui est remise en cause. La publicité dans Internet n'a pas compensé les pertes enregistrées sur le papier, les blogueurs ne remplacent pas les grandes rédactions. Les nouvelles technologies, formidables instruments de communication, ne permettent toujours pas de tirer des revenus significatifs (on peut diffuser son journal via un livre électronique ou un I-Phone, cela ne rapporte pas grand-chose de plus). La manne publicitaire est de plus en plus captée par d'autres acteurs qui ne se soucient guère de produire de l'information (moteurs de recherche, sites de services ou de rencontres, etc.). Personne ne sait — pas même ceux qui envisagent de faire payer leurs contenus numériques — comment financer la production d'informations de qualité de masse.

C'est irréversible. Et tout est à réinventer. La «forme» actuelle du journal va sans doute disparaître. Mais aucune société ne peut vivre sans information. Surtout pas les dirigeants politiques, les responsables économiques ou les acteurs sociaux. Ceux-ci accepteront probablement de payer — beaucoup plus cher — pour avoir une information de qualité. C'est déjà le cas de l'information financière. Mais la plus grande partie des citoyens risquent de devoir se contenter d'une information au rabais, voire caricaturale.

C'est un monde avec une information à deux vitesses — l'une, riche, pour les riches, l'autre, pauvre, pour les autres — qui se dessine. N'est-ce pas un grand défi à relever pour nos démocraties?

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Bernard Poulet est rédacteur en chef au magazine économique français L'Expansion. En 2009, il a publié La Fin des journaux et l'avenir de l'information, ouvrage dans lequel il dresse le constat d'une industrie «sinistrée».

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