La critique culturelle au Devoir: jamais complaisante, parfois source de polémiques

Depuis sa fondation, Le Devoir a lancé d'innombrables débats et controverses, voire des polémiques. À l'occasion du centième anniversaire, nous nous arrêterons une fois par mois, jusqu'en décembre, sur certaines des plus célèbres confrontations qui sont nées dans nos pages. Aujourd'hui, regard sur nos critiques dans le monde de la culture.
Parmi les débats les plus vigoureux qui ont marqué la vie du Devoir, on ne peut passer sous silence ceux soulevés par la critique culturelle qui, de tout temps en ce journal, a mis à contribution des esprits exigeants à la plume acérée.Loin d'être reléguée aux pages secondaires, à l'instar d'autres quotidiens, la vie culturelle occupe encore une place de premier plan dans la couverture du Devoir, n'ayant rien à jalouser à la couverture politique, sociale ou économique. Indépendantes des forces du marché, les positions libres du quotidien à l'égard du milieu des arts ont été nombreuses, appuyées, plongeant plus d'une fois d'ailleurs ses artisans au coeur même de la controverse.
Depuis l'époque de Jules Fournier, critique littéraire dont la verve assassine a fait histoire (et l'amena jusqu'en prison), Le Devoir défend contre vents et marées ses propres critiques. Si la fragilité de ses finances aurait pu l'inciter à fléchir sous la menace ou la pression des publicitaires, ce fut plutôt le contraire.
Le milieu de la scène contre Le Devoir
Il n'y a qu'à se rappeler l'épisode où un bataillon entier de gens de théâtre réclama la tête du critique de théâtre, Robert Lévesque. Le 20 janvier 1984, une pétition signée par 156 artisans du théâtre québécois atterrissait sur le bureau de la rédactrice en chef du Devoir, Lise Bissonnette, appelant au boycottage pur et simple de son journal.
«Nous soussignés, artisans à la scène, (comédiens, auteurs, concepteurs, créateurs, administrateurs et techniciens), nous engageons à refuser toute rencontre, discussion ou interview avec tout représentant du journal. De plus, nous demandons à l'Union des artistes et à l'Association des directeurs de théâtre de dire à leurs membres de refuser toute rencontre, discussion ou interview avec [...] Le Devoir et d'étudier l'attitude de ce journal ou de ses représentants eu égard à l'activité théâtrale et d'en porter plainte le cas échéant au Conseil de presse du Québec.»
Les plus grands noms de la scène et des directeurs de théâtre, dont Charlotte Boisjoly, Paul Buissonneau, Normand Chouinard, Jean Duceppe, Amulette Garneau, Michel Côté, Andrée Lachapelle, Gaétan Labrèche, Albert Millaire, Lorraine Pintal, Marie Tifo, Serge Turgeon et bien d'autres ont signé cette déclaration de guerre lancée contre le journal.
Au coeur du cyclone, Robert Lévesque, honni non pas pour ses positions, disaient les gens de théâtre, mais pour sa «manière» et l'ensemble de son oeuvre. Devant cette attaque en règle, Lise Bissonnette avait réitéré sa totale confiance envers son critique, devenu «accusé sans acte d'accusation».
«Nous soutenons que M. Lévesque accomplit dans la couverture de l'activité théâtrale au Québec, une oeuvre professionnelle où rien ne peut justifier l'ampleur d'une pareille attaque, et encore moins le remède d'une pareille mise à l'index», écrivit-elle, appelant le milieu du théâtre à une rencontre pour échanger «sur leurs rôles respectifs».
Lévesque a suscité des réactions épidermiques, particulièrement vives chez ceux qu'il a d'abord portés aux nues. Robert Lepage, pour ne pas le nommer, fut de ceux qui le placèrent sur leur liste noire, échaudés par sa plume vitriolique après avoir été encensés. «On ne veut pas te parler de Lévesque parce qu'on va s'enflammer et ça va faire un maudit bon documentaire. Beaucoup trop bon pour Lévesque!», fulminait encore en 2008 le metteur en scène René-Richard Cyr, dans le documentaire Le Dernier Mot. Dix ans après son départ du Devoir, l'homme continuait à faire grincer des dents.
Banni des premières
En son temps, le critique de théâtre Jean Basile provoqua semblable polémique. En 1970, le Théâtre du Nouveau Monde, dirigé par Jean-Pierre Ronfard, sort l'artillerie lourde et décrète que le critique de théâtre est un juge «au pouvoir usurpé». À ses yeux, le public devait se poser comme critique, libre de «maîtres à penser». Le TNM bannit par la suite les critiques de ses premières, reportant la visite des journalistes à la deuxième semaine de représentation.
«Il faut dire que Jean Basile avait beaucoup de poids à l'époque. Quand il descendait un show, c'était fini!», raconte Michel Bélair, chroniqueur théâtre et actuel responsable du cahier Culture du quotidien, qui a travaillé avec Basile. Depuis cette prise de bec, la pratique des avant-premières et des avant-avant premières s'est généralisée au théâtre, affirme-t-il.
Autre temps, autres moeurs, pensez-vous? Que nenni! À l'heure où la culture rime avec commandites et industries culturelles, on pousse vite les hauts cris et les critiques incisives se font de plus en plus rares. Faut-il s'en étonner quand le journaliste et son sujet, convergence oblige, logent à la même enseigne?
Vilain petit canard
Odile Tremblay, critique de cinéma au Devoir, a goûté au rouleau compresseur de l'industrie cinématographique après avoir qualifié de navet Les Boys, et ses nombreuses répliques. «Le mince scénario met en relief l'épaisseur des répliques, la pauvreté abyssale du vocabulaire, la lourdeur des personnages. Il s'agit d'un film totalement inexportable, qui ferait passer à l'étranger les Québécois pour de purs demeurés au lard épais. Hélas! On annonce, paraît-il, Les Boys 2», écrivait-elle en 1997.
Dur, dur, de s'attaquer au produit culturel québécois, un objet jugé fragile dans le grand tout nord-américain. Surtout quand ce produit récolte la bénédiction du grand public. Dans une lettre adressée à Odile Tremblay, le comédien Rémy Girard accuse la critique d'être partie en croisade contre l'oeuvre de Louis Saïa. «Vous, et certains de vos collègues très branchés, semblez avoir déclaré une guerre sainte contre le phénomène des Boys. Je persiste à dire que Les Boys sont un très bon divertissement. Le cinéma est loin d'être un art réservé aux élites», écrit le comédien.
Dans son film Les Boys II, Louis Saïa ira jusqu'à inventer un nouveau personnage, une certaine «Odile Tremblette» réincarnée en chroniqueuse française hideuse et ridicule, pour tourner en dérision sa détractrice! Cette réaction à fleur de peau laissait présager le virage pris aujourd'hui par plusieurs ténors de l'industrie, qui souhaitent éradiquer tout grain de sable de leur puissante machine promotionnelle.
«De plus en plus, on s'attend à ce qu'on tartine le journal de prépapiers avant même la sortie d'un film. La critique arrive comme une cabouze en queue de train», déplore Odile Tremblay.
«Barrée» de conférences de presse, exclue d'une journée des médias à Cannes pour avoir déplu à certains bonzes du milieu cinématographique, Odile Tremblay affirme que certains gros joueurs n'ont rien à faire de la liberté de presse. «Le cinéma, c'est devenu une grosse industrie et on accepte de moins en moins les échos négatifs, d'autant plus quand il s'agit de films québécois sur lesquels les critiques locaux ont encore une mince influence», dit-elle.
L'empire contre-attaque
Sylvain Cormier, critique de musique depuis bientôt 20 ans au Devoir, a goûté à la même médecine. Il est devenu le paria de l'empire Dion-Angélil après avoir osé écrire que la chanteuse, en dépit de son succès planétaire, avait la grâce d'une «princesse Tupperware» — titre de l'article — ou d'un «Elvis Gratton au féminin». Des lecteurs n'ont guère apprécié qu'on égratigne ainsi une icône nationale. «Aujourd'hui, alors que j'achève l'article indigeste de Sylvain Cormier sur Céline Dion, je dois recracher ce vinaigre trop âcre», écrit Diane Beaudry dans une lettre d'opinion publiée en décembre 1998.
Dans un documentaire réalisé par Radio-Canada en 2006 et intitulé Quand le succès dérange — présentant Cormier comme le détracteur en chef du phénomène Dion —, Angélil y avoue que les échos dissonants venus du Québec lui font l'effet du poil à gratter. «Ce que les critiques de Londres ou Chicago écrivent me passe 100 pieds par-dessus la tête. Mais ce qui est écrit au Québec me touche personnellement», admet le mari-gérant.
Pour Sylvain Cormier, c'est le titre, plus que l'article, qui a soulevé la polémique. Devenu le «vilain de service», Cormier estime que si cette critique a frappé aussi fort, c'est qu'elle s'inscrivait dans une époque où, pour la première fois, il faisait écho à une frange de Québécois qui abhorrent la chanteuse en silence et boudent ses disques.
S'attaquer au succès a souvent valu au Devoir d'être taxé de journal intellectuel, voire de faire preuve d'un «provincialisme douillet et snobinard». Le même Cormier a aussi essuyé les foudres de Plamondon, porté aux nues en Europe après Notre-Dame-de-Paris.
L'homme aux lunettes noires l'a interdit d'entrée à la première montréalaise de sa comédie musicale. «Je suis entré en catimini avec le billet de quelqu'un d'autre. Ma critique n'était pas attendue. Elle n'était pas mauvaise, mais je soutenais que le principal talent de Plamondon avait été de bien s'entourer, notamment de Victor Hugo. Le lendemain, Plamondon me menaçait de poursuites à la radio», se rappelle Cormier.
Si dans certains pays on s'accommode bien de l'autocritique, au Québec, le milieu culturel et le public demeurent encore chatouilleux quand on égratigne leurs ambassadeurs les plus en vue à l'étranger. «De façon générale, la critique est beaucoup moins virulente aujourd'hui. Et plus la chanson va mal au Québec, moins on ose lui taper dessus», pense le critique de musique.
Dans les pages culturelles du Devoir, admet-il cependant avec soulagement, il n'y a jamais eu de vaches sacrées. Même un Richard Desjardins, par exemple, a goûté à des critiques plus cinglantes. «J'ai toujours senti au Devoir cette liberté de pouvoir écrire vraiment sur tout. Ça reste l'endroit où on se dit: "Oui on peut" et ça fait du bien.»