Le Devoir, c'est moi - «C'est même chez moi!»

Fêter 100 ans d'existence, c'est souligner l'histoire, les débats, les artisans du Devoir et ses lecteurs. Qui êtes-vous donc, vous pour qui nous écrivons? Nous allons à votre rencontre, aujourd'hui d'abord puis tous les lundis, jusqu'en décembre.
Dans l'entrée du 211 rue du Saint-Sacrement, qui a abrité Le Devoir jusqu'en 1993, il n'y a plus de marbre, plus ce vaste escalier de bois qui se déclinait majestueusement de l'étage, plus de lustre flamboyant pendu au plafond. Seulement des condos entièrement retapés, dont, au quatrième étage, celui de François Bernier. Ayant fait l'acquisition de deux condos après que le quotidien eut quitté les lieux, il a récupéré, décapé, réutilisé et réinstallé les armoires, les portes, et même les enseignes du Devoir d'autrefois.Méconnaissable
L'endroit est méconnaissable. Dans la chambre noire où les photographes développaient des photos sous les toits, dans une chaleur excessive, paraît-il, un puits de lumière inonde désormais une magnifique salle à manger. La chambre d'Eva, 12 mois, qui babille dans le salon devant un grand écran de télévision, se trouve à l'emplacement des anciennes toilettes du service des petites annonces. Et partout ces portes, de chêne blanc anglais maillé, «un arbre qui ne se trouve nulle part aujourd'hui», assure Bernier. Il y en avait 185, prêtes à prendre le chemin du dépotoir, lorsqu'il est entré dans les lieux. François Bernier les a toutes récupérées. En fait, même les lettres qui ornaient la façade de l'immeuble du Devoir attendaient d'être mises à la poubelle lorsque l'homme a choisi d'en orner sa salle à manger.
Ces portes qui tapissaient l'édifice du Devoir à l'époque datent sans doute du Merchant's Exchange, qui a eu pignon sur rue à cet endroit dès 1858 et qui a reconstruit l'immeuble après l'incendie qui l'a dévasté en 1865. Le Merchant's Exchange était une association d'hommes d'affaires fortunés qui y tenaient notamment une salle de lecture où l'on pouvait feuilleter les journaux et les périodiques d'Europe et d'Amérique. L'édifice a ensuite été occupé par la Bourse de Montréal, puis par Marconi Wireless Telegraph Company of Canada. Le Devoir en a fait l'acquisition en 1972.
Mordu de patrimoine québécois, François Bernier, qui travaille dans l'industrie de la pétrochimie, tenait à ce que les matériaux de son appartement soient tous d'origine. Il a utilisé les briques de l'ascenseur, qui avait été condamné du temps du Devoir parce qu'il n'était pas conforme aux règles de sécurité. On l'avait alors transformé en garde-robe... Ces briques forment désormais son comptoir de cuisine. Il a même conservé un calorifère ancien, d'un brun foncé comme on n'en voit nulle part ailleurs, à partir duquel il a créé une table.
Jusque dans la chambre
Dans la chambre du couple, on trouve encore une enseigne du Devoir, des lettres bleues sur fond blanc lumineux. Selon François Bernier, qui l'a dénichée dans la cave de l'immeuble en ruine, cette enseigne aurait été montée par Le Devoir lors d'un salon du livre. Et c'est sans parler de la plaque commémorative à la gloire d'Henri Bourassa, placée par la Commission des lieux et des monuments historiques du Canada à l'entrée de l'immeuble. Elle a été volée il y a deux ans avec plusieurs autres plaques du Vieux-Montréal, et François Bernier s'est évertué à la faire remplacer.
François Bernier n'est pourtant pas un lecteur assidu du Devoir. Mais sa femme, Rachel Berthiaume, qui enseigne à de futurs professeurs à l'université, s'y est abonnée précisément en 1993, lorsque la survie du journal était menacée. Elle aime la qualité des textes du Devoir, leur rigueur, et s'en sert régulièrement dans son travail.
Pourtant, le couple veut déménager. La venue de la petite Eva a changé la donne. Il y a peu de garderies et d'écoles dans les environs. Il n'y a pas beaucoup de parcs non plus. Bref, le Vieux-Montréal n'est pas un quartier très familial.
Fou de patrimoine, attaché à ses racines, François Bernier ne laissera pas tout derrière lui lorsqu'il quittera cet appartement qu'il a rénové avec amour durant trois ans. Il emporte avec lui les lettres de cuivre du Devoir qui ornent sa salle à manger, et aussi une armoire, placée dans sa salle de bains, qu'il a dégagée d'un demi-sous-sol du Devoir avec son père, du vivant de celui-ci.
Une fois ces précieux objets sauvés, les vieilles planches qui ont entendu les échos de la Bourse de Montréal comme les discussions entourant la production quotidienne du Devoir, puis le joli babil de la petite Eva durant sa première année, continueront leur vie autour d'autres résidants, emportant avec elles le secret et le souvenir des choses.