Dessine-moi un journal

En 1935, question de souligner son premier quart de siècle d'existence, Le Devoir publie un «numéro-souvenir» destiné à éclairer ses lecteurs sur son propre fonctionnement. Le document sera plus tard repris sous la forme d'un livre de 180 pages intitulé Comment se fait le «Devoir». Plusieurs plumes sont conscrites et tout y passe, depuis l'évocation d'une journée type jusqu'aux secteurs couverts en passant par les plus infimes détails techniques d'impression. Regard sur le journalisme d'une autre époque.
Qu'est-ce qu'un journal? Un «miracle quotidien», écrit d'entrée de jeu le directeur Georges Pelletier. «Vous lisez à deux heures à Montréal ce que le premier ministre de France a dit à deux heures au Palais-Bourbon à Paris, ou ce que Goering a déclaré aux nouvellistes dans l'antichambre de Hitler à Berlin: la distance et le temps n'existent plus.»Pour arriver au produit final, une armée de travailleurs a été mise à contribution, chacun connaissant parfaitement sa tâche et sa place dans la chaîne. «Vous vouliez les nouvelles? Les voici compilées, classées, illustrées, traduites, imprimées, livrées en vitesse. Vous n'avez qu'à choisir, sans même donner une pensée à ceux qui ont préparé tout cela pour vous. Le plus sédentaire liseur de journal peut ainsi faire en un quart d'heure le tour du monde et revenir chez lui sans s'être dérangé, sans avoir pensé à son conducteur, sans l'avoir même jamais vu», poursuit-il.
Pelletier insiste aussi sur la nécessité pour le journal de surprendre le lecteur, et pour celui-ci d'être disposé à remettre en question ses propres idées. «Voyez la page des articles, note-t-il. Ils sont tantôt longs, tantôt laconiques. Si le journaliste qui les a faits connaît son métier, s'il a du talent, de l'expérience, il vous dit en cent ou deux cents lignes ce qui lui paraît qu'on doit en penser. S'il a du sens commun, de l'honnêteté, s'il écrit convenablement, avec intelligence, bonne foi, lisez-le, même s'il heurte votre opinion. Lorsque vous causez avec quelqu'un, préférez-vous ne parler qu'avec des gens qui entretiennent de tout, tout le temps, la même idée que vous? Et pourquoi certaines pages de rédaction ne sont-elles à peu près jamais lues? Parce qu'elles sont ternes, sans couleur, ne disent rien que ce que tout le monde pense banalement, qu'elles n'incitent pas à la réflexion.»
«L'homme qui pense tout le temps comme vous, ne diffère jamais d'avis avec vous, celui-là n'est-il pas du dernier ennuyeux? L'article de rédaction, donc, doit être neuf, personnel. Il doit renfermer du nouveau; car il est de l'essence du journal d'être neuf, d'apporter de l'inédit. Or, ce que vous pensez, cela est-il si neuf pour vous? Le neuf, ne serait-ce pas ce que pensent les autres?»
De l'argent que nous n'avons point
En 1935, Omer Héroux occupe le poste de rédacteur en chef du Devoir. Il explique que, comme ses camarades, il fait «un peu de tout». La raison: le faible nombre d'effectifs, lui-même conséquence de la «pauvreté financière» du journal. «Le caractère même du Devoir, son indépendance des partis et des clans, son souci de choisir dans l'annonce, le fait qu'il s'installait sur un terrain déjà largement occupé réduisent nécessairement au minimum ses ressources.»
«Chez nous, l'aveu ne nous coûte point, jamais le journal, en tant que journal, n'a réussi à boucler son budget. [...] Pour les journaux qui, même en période de crise, accumulent des bénéfices, la situation n'offre guère de difficultés. Ils font ce qu'ils veulent, ayant les moyens de solder tous leurs comptes. Le malheur est que, trop souvent, ils ne paraissent point avoir même le goût de faire des choses utiles.»
«D'autres, dont les finances ne sont peut-être pas supérieures aux nôtres, se conduisent comme s'ils étaient riches. Le parti comblera le déficit. Nous n'avons pas cette ressource et nous devons tâcher à vivre selon nos moyens. Cela veut dire moins de pages, moins de rubriques que nous n'en voudrions donner.»
«Le rédacteur en chef, poursuit Héroux, n'a rien à faire avec l'administration du journal; mais il n'est pas beaucoup de ses camarades qui ressentent plus vivement que lui la pauvreté du Devoir. Il aurait des projets tout plein la tête. Impossible de les réaliser. Cela coûterait de l'argent que nous n'avons point. Il sent bien qu'il lui faudrait sortir, voir des gens, voyager, pour rafraîchir et élargir ses horizons: la besogne quotidienne ne lui en laisse pas le loisir.»
«Le rédacteur en chef ne se plaint point. Il sait bien que son sort est celui de tous les camarades. [...] Mais, lui comme eux, s'ils ne font point tout ce qu'ils veulent, ils ont au moins la consolation de travailler à une oeuvre saine, d'aider à la tenir debout. Ils ont cette autre consolation de songer, d'espérer qu'une autre génération, plus heureuse, pourra faire davantage et, sur leurs travaux oubliés, grâce à cet obscur labeur, édifier une oeuvre plus grande, plus brillante aussi.»
Et Héroux conclut: «Cela, dans une très large mesure, dépend de nos amis. Si nous avions ces 25,000 abonnés!...»
La crème de l'information
Louis Dupire, pour sa part, est le secrétaire de la rédaction. Il se décrit comme le «contact man», la courroie de transmission entre le journal et le public qui s'adresse à lui. Une tâche pas toujours aisée, car ce public, dit-il, «se divise en deux catégories: les gens qui savent ce qu'ils veulent et ceux qui veulent ce qu'ils ne savent pas.»
Parmi ces derniers, on retrouve «le monsieur lésé: son nom n'est pas dans la liste des présents [NDLR: il était de coutume, à l'époque, de publier une liste des personnes, même peu connues, présentes à un événement quelconque]; si vous saviez faire un journal, vous n'auriez que des reporters qui connaissent les gens. (Erreur: le reporter l'a vu et l'a noté, mais il a été supprimé parce que les listes de noms comme les histoires ennuyeuses gagnent à être raccourcies.)»
Dupire évoque également «le schemer qui veut passer de la publicité par l'huis de la rédaction plutôt que par le comptoir des annonces — ce qui est moins efficace et infiniment plus cher.»
De même, «le monsieur qui veut bien vous donner son temps... et vous prend le vôtre. Celui-là, c'est la calamité du métier. Rentier, il est rarement de la ville et il est dénué de toute psychologie, de tout sens d'observation. Vous n'aurez aucune chance de vous en débarrasser en mimant l'ennui, l'impatience, même l'irritation. Il ne voit rien, il n'entend rien, il n'observe rien. Un jour ou l'autre, vous vous brouillerez avec lui, sans quoi il empoisonnera votre vie et ruinera même votre carrière.»
Dupire souligne que cette calamité a toujours le don d'apparaître au moment où approche l'heure de tombée. À l'époque, Le Devoir est un journal d'après-midi; il ne deviendra un quotidien du matin qu'en 1953.
«Si vous voulez être bien accueilli dans un bureau de rédaction, n'y paraissez jamais avant la fin de la matinée. Si vous tenez à être reçu joyeusement, venez l'après-midi où la détente du déjeuner aura effacé toutes les marques de tension. Vous serez surpris que ce monsieur que vous avez vu le matin si bourru, si bousculeur, vous présente, l'après-midi, sa meilleure chaise, son meilleur visage et son meilleur cigare.»
Louis Robillard est le chef du service des nouvelles. Il fait l'éloge de la taille du Devoir en face de journaux beaucoup plus grands.
«Nous servons les nouvelles en comprimés. Ils les servent diluées, écrit-il. L'exiguïté de notre espace fait notre force. Le peu de colonnes dont nous disposons nous oblige à écrémer le flot de faits divers, de dépêches, de correspondances et de communications que le courrier, le téléphone, le télégraphe ou le télétype nous apportent à toutes les minutes du jour. Nous offrons la crème de l'information quotidienne. Et l'on sait que la vraie crème est de plus en plus rare et qu'elle se vend en petites bouteilles.»
Des concerts-boucane
Chargé de l'affectation des journalistes, Robillard décrit de manière pittoresque leur métier et les conditions dans lesquelles ils l'exercent.
«Le reporter, même s'il se couche tard ou pas du tout, par devoir professionnel, est au bureau à 7 h 30 du matin, prêt à endosser le harnais. C'est l'heure réglementaire. Après avoir pris connaissance des nouvelles publiées par les journaux du matin, particulières à leur service, et que leur sert le chef de bureau; après avoir rédigé leurs comptes rendus et abattu un peu de besogne routinière, les reporters courent (car tout se fait en vitesse dans les journaux), à la morgue, à la police, à l'hôtel de ville, à l'archevêché, au palais de justice, à l'université, chez les pompiers, dans les hôtels, etc. Là chacun exerce son zèle, son flair, son sens de la nouvelle, son entregent.»
De retour au journal, le boulot n'est pas terminé. «Le reporter a la "fale basse". Il a avalé une tasse de café vers 6 heures du matin. Il est une heure et il pense au steak familial qui l'attend ou au menu du restaurant voisin. Mais un ordre de son chef lui enjoint d'aller à un casse-croûte de quelque vague association d'admiration mutuelle où les discours obligatoires et prolongés sont plus maigres que les menus. Il voulait dîner, on l'oblige à déjeuner. Certains de nos camarades malins ont baptisé ces sortes de collations "maigre et jeûne" du nom de rote-à-rien (Rotarians).»
Puis, «le soir, ces mêmes reporters vont à des concerts-boucane, des concerts sans boucane, des soirées paroissiales (fort intéressantes pour les gens du quartier), des banquets oratoires, des marathons d'éloquence électorale avec beaucoup de boucane»...
Quelles qualités sont requises pour se distinguer dans le monde du journalisme? «Le parfait reporter, dit Robillard, doit posséder un complexe supérieur: endurance au travail et à l'insomnie, bonne santé, bon estomac et bons yeux, voilà pour le physique; débrouillardise, diligence, vigilance, clairvoyance, entregent, omniscience, véracité et droiture, voilà pour le moral.»
«Nous disons bon estomac, car sans cesse invité, il doit toujours trouver le menu bon. Il devra avaler sans grimace le mauvais scotch qu'un politicien lui offre, car cela incline aux confidences (In whisky veritas). Il doit être gras, de préférence, car un commencement de rotondité est le compagnon ordinaire de la bonne humeur; et le parfait gazetier doit être gai ou le paraître. Il aura la digestion facile, pour que, aussitôt le banquet fini, il puisse se courber sur son calepin et inscrire trois heures durant les discours qu'on prononcera. Tout [sic] mieux si le reporter est grand: la haute taille en impose en ce pays d'Amérique. Il doit être bien mis pour donner à son journal l'apparence de la prospérité.»
Le journaliste, conclut Robillard, «est un des personnages les plus intéressants parmi nos contemporains et qui pourrait être le héros d'un roman d'aventures. Il acquiert une connaissance profonde des hommes et des choses. Et la plupart de nos "grands" hommes lui paraissent petits, à force de les fréquenter. S'il racontait ce qu'il sait...»