Visite des lieux de combat d'un journal indépendant

L’édifice de la rue Saint-Sacrement, que Le Devoir a occupé de 1972 à 1992, est sans doute le plus connu des lecteurs.
Photo: Archives Le Devoir L’édifice de la rue Saint-Sacrement, que Le Devoir a occupé de 1972 à 1992, est sans doute le plus connu des lecteurs.

Le Devoir a jusqu'ici occupé cinq locaux différents, jamais très loin du cœur de la ville. Il fut parfois locataire — comme en chaque début de siècle — et parfois aussi propriétaire d'immeubles qui auront marqué de façon particulière tout autant l'histoire du journal que celle de Montréal. Visite guidée.

Dès le départ, quelques semaines avant l'historique publication du 10 janvier 1910, la première petite équipe du Devoir s'installait dans ce qui était déjà «le quartier de la presse», dans le Vieux-Montréal. Le 71A Saint-Jacques, un vieil immeuble jadis occupé par La Patrie, était voisin du Canada (le concurrent le plus direct du tout nouveau quotidien) et bien sûr de La Presse et des quotidiens anglophones Montreal Star et The Gazette.

À l'époque, Henri Bourassa était une figure dominante; il avait exercé plusieurs mandats en tant que maire, puis comme député fédéral, et il venait de se faire élire à l'Assemblée législative dans la circonscription de Saint-Hyacinthe sous la bannière de la Ligue nationaliste. Il avait donc dû s'entourer au journal — il était souvent retenu à Québec ou dans sa circonscription — d'une solide équipe orbitant autour de Georges Pelletier et d'Omer Héroux. Dans sa volonté d'occuper le territoire des idées de façon convaincante, Bourassa avait même recruté les fougueux Olivar Asselin et Jules Fournier en faisant de leur Nationaliste l'édition du dimanche du Devoir...

Des premières années difficiles

L'expérience du Nationaliste fut toutefois de courte durée, «le patron» qui menait des combats exigeant une rigueur et une retenue que les deux jeunes journalistes ne purent soutenir longtemps. Ces premières années furent difficiles, le tirage du journal fluctuant au rythme des discours publics prononcés par le tribun exceptionnel qu'était Bourassa chaque fois que l'actualité l'exigeait.

À l'époque, Montréal était déjà une métropole vibrante; entre 1850 et 1900, la ville venait de passer de 50 000 à 300 000 habitants et la croissance se poursuivait toujours en 1910. Bourassa souhaitait que l'on discute des grands débats sociaux et politiques sur la place publique et il intervenait de façon systématique dans tous les grands dossiers: il disait publier un journal de combat et de débats, à l'opposé de «la presse à tapage, à ramage et à images».

Ce furent ses envolées contre la corruption lors des élections montréalaises de février 1910, puis ses prises de position fermes sur le «juste combat» des commissions scolaires francophones en Ontario et dans l'Ouest, à l'aube de la guerre, qui menèrent à un refinancement et même au déménagement de l'entreprise. En 1914, Le Devoir s'installait en effet dans des lieux moins vétustes, un peu plus à l'est, au 443 de la rue Saint-Vincent, dans l'ancien hôtel Richelieu: il en sera délogé plus tard pour faire place à la morgue de Montréal...

Porte-étendard de toutes les grandes luttes, le journal traversa là — en dénonçant les administrations corrompues et les politiciens véreux de tous les niveaux, en prenant fermement position dans les crises de toutes sortes comme celles de la marine ou de la conscription, en déplorant les ravages d'une Première Guerre mondiale en forme de boucherie collective et en se tapant aussi quelques déchirements internes — dix années particulièrement intenses. Puis en 1924, en juin, le quotidien déménageait au 430 de la rue Notre-Dame Est, dans l'ancienne usine Chaussures Corbeil, un bâtiment de quatre étages situé tout juste avant le pont de fer enjambant les rails qui menaient encore à l'ancienne gare-hôtel Viger du Canadian Pacific Railway.

Le Devoir allait être publié, rue Notre-Dame, pendant près d'un demi-siècle!

Chez Citizen Kane

C'est dans ces locaux — qui abriteront bientôt les machines-araignées d'un atelier de composition au plomb, une imprimerie, une cour intérieure pour les camions de livraison, un centre de distribution, une maison d'édition, une agence de voyages, un presque magasin général et une librairie (voir nos autres textes) — que le rôle de Bourassa s'estompera graduellement jusqu'à ce qu'il demande, en août 1932, à Georges Pelletier de continuer les luttes qu'il n'avait plus la force de mener. Le «lion nationaliste» consacra l'essentiel des vingt années qui suivirent à approfondir sa foi catholique, ne mettant fin que provisoirement à sa retraite pour soutenir l'action du Bloc populaire au milieu des années 1940. Il s'éteignit en 1952, en plein mois d'août, à Montréal.

Artisan de la première heure, Georges Pelletier sut tenir le fort malgré l'adversité et continua avec rigueur de mener le combat de Bourassa; malade, il eut vers la fin de sa vie l'idée de génie de choisir Gérard Filion pour lui succéder en 1947. L'ancienne manufacture de la rue Notre-Dame aura donc vu arriver les trois premiers successeurs d'Henri Bourassa à la tête du Devoir puisque c'est là que s'installa aussi Claude Ryan en 1962, avec André Laurendeau et Paul Sauriol, puis, seul aux commandes en 1964.

Gérard Filion, qui hérita d'ailleurs d'une situation financière particulièrement catastrophique, était à la fois un homme d'idées et de culture, de même qu'un administrateur de talent: il réussit à redresser rapidement le journal en regroupant toute la production rue Notre-Dame, en fermant la librairie et la maison d'édition et en inventant de nouveaux modes de financement. Mais il s'entoura d'abord et avant tout d'une très forte équipe de journalistes — dont André Laurendeau, Gérard Pelletier et plusieurs autres — et bientôt Le Devoir reprit le flambeau du «juste combat» pour se lancer — en plein duplessisme! — dans la chasse aux magouilles et aux politiciens corrompus.

La lutte fut âpre, on le sait, on le lira plus en détail ailleurs, mais c'est d'abord dans le but de recentrer les activités du journal autour de la rédaction que Claude Ryan, beaucoup plus tard en 1966, décidera de confier l'impression du Devoir à l'imprimerie Dumont. S'il faisait la preuve d'une nouvelle façon de faire un journal, le geste allait toutefois marquer le déclin rapide du bâtiment de la rue Notre-Dame.

Le «vieux Devoir», comme on disait à la fin des années 1960, était un édifice impressionnant par son histoire, certes, mais il avait aussi toutes les allures d'une «ruine»... Le rez-de-chaussée était pratiquement condamné et on accédait à la rédaction, à l'étage, par une cage d'escalier plutôt «suspecte» débouchant sur un central téléphonique avec réceptionniste qui semblait sortir tout droit d'un film des années 1940. À droite, derrière une forte odeur de cigare, les bureaux des éditorialistes et du directeur; à gauche, au fond, la salle de rédaction étroite, hideuse...

La «culture» avait ses propres bureaux à l'époque; Jean Basile y discutait de tout, une Gauloise au coin des lèvres, en mitraillant sa machine à écrire empruntée à Citizen Kane. En mettant les pieds là, il fallait éviter un coin du plafond défoncé, et la couleur innommable de la peinture sur les murs parvenait presque à faire oublier celle de la fenêtre donnant sur la cour intérieure de l'immeuble. Je n'oublierai jamais ma première visite là...

Pendant ce temps, au XXIe siècle...

Pas étonnant que Claude Ryan décide en 1972, avant que tout ne s'écroule, de déménager Le Devoir au beau milieu du Vieux-Montréal, en achetant l'imposant immeuble situé au 211 de la rue Saint-Sacrement, pas très loin de l'ancienne Bourse de Montréal. C'est cette image du Devoir qu'ont la majorité de nos lecteurs; l'édifice de type institutionnel en gros blocs de pierre, immuable, solide, à l'abri des tempêtes... Le journal, que Claude Ryan gérait comme un véritable «frère économe», vécut là des heures de gloire; son influence sur «les appareils décisionnels» était considérable et les plus puissants tenaient à parler au directeur du Devoir, on le sait, avant qu'il n'écrive ses éditoriaux. En parallèle, la situation financière du journal s'améliorait et même le tirage quotidien était à la hausse.

«Le pape de la rue Saint-Sacrement» eut lui aussi l'intelligence de s'entourer de jeunes journalistes de haut vol qui laissèrent ensuite leur marque partout, de Michel Roy à Jean-Pierre Charbonneau en passant par Jean Basile, Lise Bissonnette et une foule d'autres. Claude Ryan influencera l'opinion du Québec tout entier jusqu'en 1978, alors qu'il quitte le journal pour devenir, quelques mois plus tard, chef du PLQ.

Le Devoir vécut des événements marquants au 211, comme le virage technologique majeur du passage aux ordinateurs et surtout l'attentat à main armée contre le journaliste Jean-Pierre Charbonneau — en pleine salle de rédaction lors de l'enquête sur le crime organisé! —, sans oublier quelques conflits syndicaux importants. C'est là aussi que Michel Roy assure l'intérim après le départ de Ryan et que se succèdent, à des intervalles de plus en plus rapprochés, trois autres directeurs. D'abord Jean-Louis Roy; appelé en 1980, il quitte le journal dès janvier 1986 pour devenir délégué du Québec à Paris. Puis, Benoît Lauzière; arrivé à l'été 1986, il dirigera le quotidien pendant moins de quatre ans, jusqu'à la nomination de Lise Bissonnette en juin 1990. C'est elle qui plongera résolument Le Devoir dans la modernité en lui faisant quitter le Vieux-Montréal, deux ans plus tard.

C'est que, encore une fois malgré ses airs de Gibraltar, le bâtiment même du Devoir, tout comme ses finances, est dans un état lamentable. L'ascenseur ne fonctionne plus depuis longtemps et les faux plafonds de la salle de rédaction montrent des taches de couleur indéfinissable; l'état des fils et des tuyaux de l'ensemble construit en 1866 est si douteux que personne ne tient vraiment à s'aventurer dans la cave à n'importe quelle heure de la journée... Lise Bissonnette arrive à point nommé pour remettre les compteurs à zéro: elle fait rayer la considérable dette d'imprimerie du journal en laissant l'immeuble au créancier avec un paquet d'actions de catégorie inférieure, sans droit de vote. Et durant l'été 1992, convaincue de pouvoir renverser la tendance et de relancer Le Devoir avec un plan ambitieux, elle s'offre pour le faire, grâce à la générosité bienveillante de la famille Gold, un journal tout neuf, rue de Bleury, au coeur du centre-ville. Nous y sommes toujours, bien vivants, même après un arrêt de publication, un lock-out et une fermeture technique du journal durant quelques jours en 1993.

Aujourd'hui, en plein nouveau Quartier des spectacles, voisin de la place des Festivals et de la Place des Arts, Bernard Descôteaux, en poste depuis 1999, tient les rênes de la relance et boucle le premier centenaire du Devoir. Avec confiance, comme en témoigne la toute nouvelle enseigne posée il y a quelques semaines à peine au neuvième étage de l'édifice Caron. Il dirige un journal conscient de son rôle et de son lectorat, un journal de nouveau en santé alors que la crise financière a fait des ravages terribles partout dans les salles de rédaction des quotidiens.

Le Devoir dénonce toujours la corruption sous toutes ses formes, en s'appuyant sur une salle de rédaction alerte, rajeunie, bien équipée, à la fine pointe des nouvelles façons de communiquer. C'est toujours un journal libre, qui n'appartient qu'à lui-même et dont l'opinion compte tout autant que lors de ses plus beaux jours; qui a eu l'audace surtout, dès 1995, d'habiter un nouveau lieu, le cyberespace, et de proposer une version en ligne de son contenu. Un journal qui aujourd'hui tente de définir tous les jours un tout nouveau modèle de journalisme viable où Internet et la version imprimée sont encore à négocier leur rapport.

Voilà ce qui arrive, même en plein XXIe siècle, quand on fait ce que doit depuis 100 ans.

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- On pourra en apprendre plus sur l'histoire des vieux bâtiments ayant abrité Le Devoir en consultant le site www.vieux.montreal.qc.ca/inventaire/hall_fla.htm

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