Et puis après ?

Le monde traditionnel des médias se transforme rapidement dans le cadre de la mutation en cours.
Photo: - Le Devoir Le monde traditionnel des médias se transforme rapidement dans le cadre de la mutation en cours.

C'est la révolution! Pas une crise, pas une mutation, même pas une évolution: carrément un grand renversement du monde que vivent les médias et l'information, selon le spécialiste Philippe Le Roux. Il préside Phéromone, une «agence d'interaction» qui utilise les réseaux pour la recherche, le marketing, les communications en tous genres.

«La différence entre une évolution et une révolution, c'est que pendant une révolution tous se cassent la figure à chercher des solutions», propose M. Le Roux, qui a travaillé un temps comme consultant Internet pour Le Devoir. C'est son agence qui a eu l'idée d'utiliser le réseau de microblogage Twitter pour la promotion de la production du Bourgeois gentilhomme au TNM, en ouvrant des comptes signés par des personnages de la pièce.

La solution passe-t-elle par là, par telle ou telle innovation technique, telle ou telle bébelle? L'avenir préparé dans les laboratoires s'exposait cette semaine au Consumer Electronic Show de Las Vegas. La grand-messe à puce a confirmé que 2010 sera l'année des ardoises ou tablettes électroniques, comme la iSlate d'Apple, attendue d'ici quelques jours. Elles sont plus puissantes qu'un téléphone et presque aussi performantes qu'un PC. Bientôt, ou d'ici peu, les livres comme tous les imprimés, y compris les journaux, devraient bien finir là. Le Monde et le monde dans sa poche. Le Devoir et tout voir. On dit oui, oui et merci.

Au lieu de se laisser aller au fétichisme technophile, tout en refusant les projections futuristes, M. Le Roux prend acte de la dématérialisation et tente de comprendre comment composer avec elle, peu importe finalement à travers quel type d'écran. Pour lui, les médias, surtout les quotidiens, se trouvent au carrefour de plusieurs bouleversements importants dont il faut prendre acte pour au moins saisir l'ampleur, sinon la nature de la révolution en marche.

Trois fois boum

Le premier maelström concerne l'intérêt, surtout de la part des plus jeunes, pour des activités médiatiques interactives, dynamiques, sociales et participatives. «Les sites de contenu perdent du trafic par rapport aux espaces de socialisation, résume le président Le Roux. Il faut penser Web et interaction pour survivre. Les médias du futur seront des gestionnaires de médiations, de relations, de participations. On peut très bien imaginer que dans cinq ans le site du Devoir rassemblera tous les gens qui se questionnent constamment sur l'avenir de la société québécoise. Les journalistes travailleraient dans ce sens, dans tous les secteurs, pour alimenter la réflexion et susciter les discussions.»

La seconde transmutation concerne la perte de la valeur stratégique du contenu non exclusif. «Si tout le monde sait une chose, à quoi bon la répéter?», demande le pro, qui s'interroge du coup sur l'habitude bête et persistante de certains médias de continuer de faire comme si l'info gratuite et continue n'existait pas. Le mot d'ordre devrait donc être l'originalité dans le choix et le traitement de la nouvelle.

Le troisième renversement découle des mutations du marketing et de la publicité, qui migrent vers de nouvelles plateformes. «Le modèle d'affaires bascule et le monde des médias traditionnels s'effondre, dit le pro. Les placements médias représentaient jusqu'à 70 % des budgets publicitaires des grandes marques il y a une décennie. On a glissé à 50 % et on devrait chuter à 20 % d'ici quelques années. Les petites annonces sont déjà toutes parties vers Internet. L'abonnement aussi disparaît avec la disponibilité de l'information gratuite.»

D'où la révolution. «Il faut repenser le statut et la pratique du journalisme dans ce contexte, poursuit M. Le Roux. Faut-il le voir comme un service public essentiel de nos démocraties et par conséquent arrêter de gérer l'information comme n'importe quelle autre marchandise? Faut-il le gérer selon un mode communautaire? On voit aux États-Unis des journalistes qui font appel au public pour réaliser des reportages.»

Twitter et Le Devoir

Chose certaine, pour M. Le Roux, le monde médiatique risque d'éclater pour diviser les producteurs et les diffuseurs d'information. Le New York Times a publié l'été dernier un reportage sur l'euthanasie dans les hôpitaux pendant la crise de Katrina, un dossier produit par une agence de superpigistes, payés une petite fortune. Le Devoir fait déjà largement appel à des collaborateurs, pour les chroniques, la critique, comme pour le commentaire et même pour certains éditoriaux. «Le journalisme n'a pas à être relié au média», résume M. Le Roux, dans une autre formule-choc.

Seulement, l'observateur note que très peu de médias comprennent ce défi et qu'ils semblent encore moins nombreux à le relever. «Pour passer à travers la révolution, il faut changer de paradigme. Twitter rejoint 50 millions de personnes avec 50 employés, soit moins que Le Devoir. Ce succès ne repose pas sur le contenu, qui est fourni par les utilisateurs. De même, l'industrie de la musique est passée sous le contrôle d'entreprises comme Apple qui ne produisent aucun contenu musical.»

Seulement, du contenu, il en faut, et bien des sites comme des médias traditionnels font la preuve de l'attrait de leur contenu original, puissant. La revue The Economist par exemple, libérale et conservatrice depuis 150 ans. Ou Le Monde diplomatique, en pleine croissance, avec ses idées bien à gauche. Le Canard enchaîné, trouble-fête et baveux à souhait, a trouvé son créneau en quatre pages.

«Il faut une niche et il n'y a plus de place pour la généralisation, conclut le spécialiste. Le grand défi des médias, y compris du Devoir, concerne cette niche. Je pense que ce journal doit se demander s'il n'a pas trop cherché à faire comme les autres. Ne doit-il pas plutôt miser sur ses forces et ses particularités? En tout cas, je pense que l'avenir est dans la spécificité...»

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