De 1962 à 1970 - «Fais ce que prêches!»

Claude Ryan, l'homme du devoir. Ce beau titre de livre d'Aurélien Leclerc ne saurait mieux convenir à celui qui a dirigé les destinées du quotidien d'Henri Bourassa pendant une quinzaine d'années. Au propre et au figuré. Ou «Le Devoir d'un homme», selon le titre du chapitre que Pierre-Philippe Gingras lui consacre dans son livre publié en 1985. Ou «Fais ce que prêches!», dans la lignée de «Fais ce que dois», de Bourassa, et de «Fais ce que peux», de Filion.
Officiellement, c'est le 1er mai 1964 que le secrétaire général de l'Action catholique canadienne (ACC) à Montréal succède à Gérard Filion. Mais ce dernier, préparant de longue main son départ (et celui d'André Laurendeau), avait invité Ryan à se joindre à la petite équipe éditoriale de la rue Notre-Dame, en 1961, puis en 1962. Il s'y impose alors d'emblée. Quand le formidable tandem lève les voiles en 1963, l'un pour la SGF («Quand on a longtemps dit aux autres quoi faire, explique Filion, on sent le besoin d'essayer soi-même...»), l'autre pour la Commission B & B, Ryan est nommé membre du triumvirat chargé de la transition: avec le journaliste Sauriol et Laurendeau, qui espère garder un lien avec Le Devoir. Il ne le pourra pas. Au conseil du journal, Filion appuie Ryan, d'autres, dont François-Albert Angers et son beau-père, le Dr A.-D. Archambault, optent pour le journaliste Jean-Marc Léger. Un an plus tard, Ryan est nommé directeur, avec l'appui notable, quoique réticent, de Laurendeau.Dès son premier contact, Ryan confie que «le mystérieux privilège de ce journal, c'est d'être, à un titre spécial, un guide de la conscience collective canadienne-française». Il ne se privera pas de ce rôle de directeur spirituel... Homme profondément chrétien, imbu d'action sociale et altruiste, «la politique ne l'intéresse que dans la mesure où elle apporte un complément et un renforcement à l'action sociale», écrit Gingras.
Seul maître à bord, comme ses trois prédécesseurs, Ryan tient à l'indépendance et à l'autonomie entières du directeur, même si les nationalistes lui tiennent la dragée haute et le gardent à l'oeil. «Le Devoir doit demeurer un bien national, un bien qui, n'appartenant en propre à personne, soit vraiment la propriété de tous les Canadiens français.» Il n'en est pas encore à parler des Québécois d'abord et surtout.
Pour un statut particulier
Partisan d'une réforme constitutionnelle qui passionne les politiciens et divise l'opinion publique, Ryan se situe nettement dans la lignée bourassiste: celle d'un Québec qui n'est pas une province comme les autres et aspire, à bon droit, à un statut particulier au sein de la Confédération canadienne. Loin des extrémistes de tout poil, aussi bien Trudeau que Bourgault, Ryan adhère solidement à l'hypothèse fédéraliste canadienne, à l'instar d'Henri Bourassa, qui «considérait que le Canada tout entier était sa patrie, qu'il devait être partout chez lui dans ce pays».
«À condition que le Québec jouisse de toute l'autonomie dont il a besoin pour développer sa vie propre et ses institutions, nous (NDLR: un "nous" papal...), nous croyons que le maintien du lien canadien offre des avantages précieux.»
Ryan est pour le Québec société distincte, qui refuse d'être la première minorité du Canada. Il évoque le père fondateur et l'adaptation nécessaire aux réalités mouvantes, prenant à son compte un propos du géographe André Siegfried adressé à Laurendeau. «Le problème majeur d'aujourd'hui n'est plus celui des rapports avec la Grande-Bretagne, mais celui des relations avec le puissant voisin américain. Le Devoir d'aujourd'hui paraît moins préoccupé par ces problèmes que ne l'était celui de Bourassa: cela est dû, dans une large mesure, à la place centrale qu'a occupée dans les débats politiques depuis quelques années la question nouvelle du Québec.»
Aux élections québécoises, depuis 1956, Le Devoir appuie le Parti libéral et il continue de le faire jusqu'en 1973 inclusivement, de Lapalme à Robert Bourassa, en passant par Lesage. Mais Trudeau se fait varloper, à cause de son improvisation et de son imposture en matière constitutionnelle.
Janvier 1970. Ryan appuie Bourassa à la direction du PLQ, plutôt que Pierre Laporte (journaliste au Devoir de 1945 à 1961), bras droit et leader parlementaire du gouvernement Bourassa après son élection en avril 1970.
Octobre 1970: seul contre tous
La Crise d'octobre qui suit permet à Ryan et à son journal de donner la pleine mesure de leur liberté et de leur indépendance d'esprit, face aux pouvoirs ligués d'Ottawa, de Québec et de Montréal. Quarante ans plus tard, il paraît facile de faire la part des choses, de juger comme allant de soi les positions originales et courageuses du directeur, du rédacteur en chef, Michel Roy, et de la petite équipe. C'était loin d'être le cas à la suite de l'enlèvement de James Richard Cross par le FLQ, puis de celui du ministre du Travail, Laporte, et de son assassinat, à la mi-octobre. Au lieu de négocier pour sauver la vie des deux hommes, comme le préconisait Le Devoir, les trois pouvoirs (menés, manu militari, par les trois ex-colombes, Trudeau, Marchand, Pelletier), après avoir fait mine de discuter avec les felquistes, imposent la ligne dure, y compris loi d'urgence et mesures de guerre pour mater une insurrection appréhendée au Québec.
De tous les médias québécois, voire d'à peu près l'ensemble des médias canadiens, Le Devoir fut le seul à souligner et à proposer des avenues de solutions aptes à sauver des vies humaines, sans pour autant se rendre aux revendications des ravisseurs, que le journal réprouve aussi bien que tous les démocrates de coeur. On se moque plutôt de Ryan, l'accusant de faiblesse et de mollesse, voire de traîtrise et de complaisance envers les terroristes.
Même le correspondant du Devoir à Québec est pris à partie par le ministre de la Justice, Jérôme Choquette, farouche partisan du law and order à tout prix... Un grand moment de fierté pour les pelés et les galeux de la presse québécoise, y compris aux yeux de La (grosse) Presse et de son chef éditorialiste, l'ex-frère Untel.
Loin de s'excuser, Ryan concourt à une prise de position commune d'une quinzaine de leaders d'opinion québécois, dont René Lévesque et les chefs syndicaux. Ce qui, selon les pouvoirs aux abois, équivaut à une tentative de «gouvernement parallèle», sans quelque fondement et inventée de toutes pièces.
Contrairement à ses nombreux détracteurs, Ryan ne cède pas à la panique et au désarroi. Mais il se désole de la tournure tragique de la crise et des interprétations farfelues données à ses propos. «M. Bourassa, au milieu d'une crise, a cédé une fois à la peur. Il aura du mal à se défendre de cette image, tant aux yeux de ses collègues fédéraux que de ses propres concitoyens.» Il en a surtout contre le fait que Bourassa a fait passer «entre les mains d'Ottawa la responsabilité première du dénouement d'une crise qui relevait au premier chef du gouvernement québécois».
Gilles Lesage