L'affirmation culturelle - Histoire de famille

Avec Les Belles-soeurs, les monologues d'Yvon Deschamps, avec Québec Love, de Charlebois, Claude Jutra et Réjean Ducharme, la volonté toute neuve de nous affirmer dans nos mots et de nous dire comme nous le sommes a pris toute la place durant les années 1960. Plus même: Le Devoir a presque donné naissance dans ses pages à la révolution contre-culturelle!
Les années 1960 furent des années explosives à divers titres, des années de cassures et de changements radicaux, on le sait. En culture, ce furent surtout des années d'affirmation intense à travers les premières vagues massives d'une littérature et d'un cinéma tout neufs exprimant des réalités que la société d'alors avait encore beaucoup de difficulté à saisir collectivement. On pense aux premiers chansonniers puis à ces airs de rock acidulé lancés par la génération des cheveux longs; au cannabis sativa et aux influences marquées du «mouvement», comme on disait alors, sur la culture qui devenait populaire et publique, bref sur la société d'ici prenant d'un coup sec conscience de son existence particulière.Toujours tout au long de cette folle décennie, Le Devoir a témoigné de l'intérieur du tremblement de terre général qui a donné naissance au Québec que nous connaissons.
Timides débuts
À l'image de ce qui se passait dans la société résolument canadienne-française du début du siècle dernier, la culture n'a cependant pas toujours été une priorité dans les pages du Devoir; en fouillant dans les vieilles éditions sur microfilms, on en trouve peu de traces durant les premières années du journal, à peine parfois un «texte littéraire» près de la page féminine du numéro du samedi.
Au cours des années 1920, on voit peu à peu apparaître des chroniques plus ou moins régulières noyées dans l'encre tassée des quelques pages du journal, d'abord sur la vie musicale montréalaise: on y parle des bienfaits de l'enseignement de la musique, de récitals «édifiants» et, bien sûr, des concerts des grandes vedettes. C'est dans une petite annonce qu'on signale ainsi, le 25 septembre 1920, le passage de Caruso, un lundi soir, à l'aréna Mont-Royal.
Dans les années 1930 et 1940 apparaissent les horaires des émissions de radio de CKAC et de Radio-Canada (créé en 1936) et l'on y fait écho à quelques rares événements culturels marquants, comme l'ouverture du Musée du Québec en 1933, la création de l'ONF en 1939, le passage d'André Breton à Montréal en 1944, des concerts ou des expositions, et même, après la création des Compagnons de Saint-Laurent, de l'Égrégore et du Rideau-Vert à la fin de la décennie, quelques critiques de théâtre.
En 1948, par exemple, Le Devoir fait écho au phénoménal succès de Tit-Coq, de Gratien Gélinas — la pièce fut jouée 542 fois, en 1951 seulement, en français ici et en anglais à travers l'Amérique anglophone! — et parle, plus tard en 1952, du film que Jean-Yves Bigras a tiré de la pièce Aurore, l'enfant martyr, qu'on a jouée plus de 6000 fois à travers tout le Québec à compter de 1921!
Malgré cette attention plus marquée pour la culture — la télévision arrive, le TNM aussi, avec toutes les autres compagnies de théâtre — qui cessait enfin d'être d'abord élitiste, ce n'est qu'au cours des années 1950 qu'on se met de façon plus systématique à signer les articles culturels du journal. Outre les signatures de Gérard Filion, André Laurendeau et Gérard Pelletier, qui publiaient souvent des comptes rendus de lecture, on remarque celles du commentateur politique Paul Gérin-Lajoie et des critiques Gilles Marcotte (livres) et Eugène Lapierre (musique). Durant cette décennie, et à l'image encore une fois de ce qui se passait ici, la peinture et les arts plastiques en général occupent la majorité de l'espace consacré à la culture.
Le résumé est un peu sec, on en convient, mais il met bien en relief le rôle très secondaire que jouait la culture au Québec avant l'explosion des années 1960.
Boum!
C'est finalement lorsque Claude Ryan s'est mis à céder, quelque part au milieu des années 1960, aux arguments d'un fils de plâtrier russe immigré, Jean Basile, que les pages culturelles du Devoir ont commencé à prendre de plus en plus de place dans le journal... et dans le milieu culturel tout entier: le 3 septembre 1966, un samedi bien sûr, paraissait le premier cahier Culture.
Basile y joue un rôle capital: c'est un aimant, un passeur. Incroyablement ouvert à la réalité culturelle d'ici — qu'il a largement contribué à faire exploser — romancier, dramaturge aussi, il aura réussi à drainer dans les pages du Devoir le bouillonnement social et culturel qui agitait alors l'Amérique. Les pages culturelles et les cahiers du week-end deviennent un lieu incontournable pour les jeunes intellos de l'époque; le milieu explose et Le Devoir est en plein centre, attentif à tout. On y touche à tout, on y voit tout éclore et voilà déjà que Basile quitte pour fonder Mainmise, le premier magazine contre-culturel québécois, en octobre 1970...
Les deux décennies qui suivent vogueront sur la même lancée; les pages culturelles du journal s'étoffent, sont presque une extension du milieu culturel tout entier. On trouve régulièrement de la culture en une, une habitude qui s'est perpétuée jusqu'à aujourd'hui. Mais, avec les années, l'influence des «gratuits» se fait sentir de plus en plus, annonçant tout autant l'atomisation permanente qui caractérise maintenant le milieu que la vague de fond qui allait redéfinir les médias eux-mêmes avec l'arrivée d'Internet. Dès 1995, Le Devoir est le premier quotidien montréalais à publier une édition Internet.
Cent ans après sa fondation, à l'heure de la culture en ligne et de celle qui a cours encore sur les scènes, les musées et les écrans de tous les types, Le Devoir témoigne toujours, avec des moyens classiques et des tout neufs aussi, comme le blogue culturel Le Sismographe, de ce qui anime le feu créateur qui brûle ici...