D'août 1932 à avril 1947 - «Avant le pouvoir doit passer le devoir»

En 1944, Henri Bourassa appuie la campagne québécoise du Bloc populaire, dirigé par le jeune journaliste André Laurendeau, ici avec Jean Drapeau.
Photo: Archives Le Devoir En 1944, Henri Bourassa appuie la campagne québécoise du Bloc populaire, dirigé par le jeune journaliste André Laurendeau, ici avec Jean Drapeau.

Henri Bourassa n'est plus directeur, ses successeurs lui ayant fait comprendre qu'il devait quitter ce journal qu'il a fondé. Le nouveau tandem du Devoir, formé par Héroux et Pelletier, joue à fond la carte maîtresse de l'indépendance politique.

De plus en plus mystique, intégriste même, Bourassa obtempère et renie ce qu'il a adoré pendant quarante ans. «Bourassa se mysticisant de plus en plus, écrit l'historien Robert Lahaise, Pelletier, Héroux et Dupire assument la relève. Le panache fait place à la pondération. Bourassa s'enfonce dans sa foi, l'économie dans sa Crise et Taschereau dans ses scandales.»

À la fois respectueux de leur père fondateur et soucieux de la survie du journal, ses successeurs ont fini par lui faire comprendre que le moment était venu pour lui de tirer sa révérence. Ce qu'il fit, en 1932, avec mauvaise grâce. Si bien que, le 3 août, un entrefilet annonce simplement:«Retraite de M. Bourassa».

«M. Bourassa ayant démissionné comme directeur du Devoir hier, M. Georges Pelletier a été nommé directeur gérant et M. Omer Héroux, rédacteur en chef.»

Ulcéré, Bourassa les boudera pendant six ans. Entre-temps, il se confie, à sa propre demande, au journaliste-historien Robert Rumilly pour la Revue moderne de Montréal, en août 1936...

Bourassa combat désormais furieusement le nationalisme — dit «outrancier» — comme il combattait naguère l'impérialisme. Il ridiculise le séparatisme et la république laurentienne qu'il rêve d'instaurer. Au point que le jeune André Laurendeau le traite en 1937 de «rigoriste janséniste». Le vieux maître accuse le coup et reconnaît: «Je suis un ultramontain!»

Réconcilié en 1938 avec les deux autres membres de son valeureux trio, il confie ses impressions de voyage en Europe dans une série d'articles écrits par Émile Benoist, au Devoir!

La prudence... cardinale

En 1942, il participe aux ralliements de la Ligue pour la défense du Canada contre le projet de conscription du gouvernement King. Il prend ainsi fait et acte contre le haut clergé, dont le cardinal Villeneuve, de Québec. Dans un sursaut, le «castor rouge» le rabroue poliment: «La prudence est aussi une vertu cardinale!» En 1944, il appuie la campagne québécoise du Bloc populaire, dirigé par le jeune journaliste André Laurendeau, qui avait pourtant eu des mots durs contre le héraut nationaliste vieillissant.

«Avant le pouvoir doit passer le devoir», tonne le tribun. Homme d'honneur, prophète dans le désert, symbole de survie et de résistance farouche des Canadiens français, un précurseur pour le Canada.

Dans le droit fil de cette grande tradition d'indépendance, comme Bourassa combattant avec vigueur en 1917 la conscription des jeunes Canadiens, Le Devoir récidive. Le directeur Pelletier et le rédacteur en chef Héroux vitupèrent en 1942 contre le double langage libéral et le reniement de la parole donnée au Québec. «Pas nécessairement la conscription, mais la conscription si nécessaire...», susurre King, avec l'accord de Godbout. Le Devoir se rebiffe contre les rouges d'Ottawa et de Québec. Il appuie avec vigueur aussi bien la Ligue, fondée par Maxime Raymond, que le Bloc populaire, dirigé à Ottawa par le député libéral dissident et au Québec par le jeune Laurendeau, directeur de la revue L'Action nationale depuis son retour de l'Europe en 1937.

Comme Bourassa naguère et jadis, le nouveau tandem du Devoir joue à fond la carte maîtresse de l'indépendance politique, appuyant un jour King contre Borden à Ottawa, le lendemain, Duplessis contre Taschereau à Québec, puis combattant l'un et l'autre. Le duo fait une large place aux écrits de l'abbé Lionel Groulx. L'historien remplace Bourassa dans le coeur des nationalistes du Canada français et cherche toujours un messie sauveur pour son petit peuple prédestiné: «Notre État français, nous l'aurons!»

Arrive Filion

Pelletier dirige le journal jusqu'à sa mort, en janvier 1947. Toutefois, malade depuis 1943, il avait dû ralentir la cadence et laisser Héroux et la petite équipe se débrouiller comme ils le pouvaient au jour le jour. Dépourvu de compétences administratives, Héroux n'aspire pas à la direction, mais il restera rédacteur en chef, du moins en titre, jusqu'à sa retraite en 1957, cédant alors poste à son adjoint depuis dix ans, André Laurendeau.

Avril 1947. Gérard Filion est nommé directeur du Devoir, avec les pleins pouvoirs tels que prévus par Bourassa en 1910. Un moment, il avait songé à Léopold Richer pour adjoint. Écarté plus tôt de la direction intérimaire, en rogne, il avait déjà quitté le journal. L'été suivant, Filion recrute plutôt son «vieil ami», Laurendeau, à titre de rédacteur en chef adjoint.

Une autre ère commence. Un tandem remarquable, à mon avis, le plus solide et le plus efficace. Avec eux, la politique, le gouvernement de la cité, continue de jouer, à bon droit, la place prédominante qui lui revient. Du moins au Devoir. L'opinion règne. Mais l'information brute, factuelle, gagne aussi ses galons à la dure, dans la précarité.

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