De 1910 à 1940 - «Indépendants nous resterons»

Bourassa et les amis du Devoir organisent des «pèlerinages» en Acadie, en Ontario, dans l'Ouest canadien et même en Nouvelle-Angleterre.
Photo: Archives Le Devoir Bourassa et les amis du Devoir organisent des «pèlerinages» en Acadie, en Ontario, dans l'Ouest canadien et même en Nouvelle-Angleterre.

À l'instar de Papineau, son grand-père maternel, soixante-dix ans plus tôt, Henri Bourassa incarne l'âme ulcérée de son peuple. Mais il fait la sourde oreille. Altier, fier, il est et reste indépendant, se contentant de son rôle irremplaçable de rassembleur et de catalyseur. D'autant qu'il a désormais, comme ses adversaires qui ne prêtaient que six mois de survie à son «organe», Le Devoir pour propager ses principes, sa doctrine, ses politiques.

«Indépendants nous fûmes, indépendants nous sommes, indépendants nous resterons», proclame Henri Bourassa. Allié des conservateurs un jour, il les critique le lendemain, tançant aussi bien son mentor Laurier, notablement à l'égard de la marine de guerre qu'Ottawa veut créer et mettre au service de l'Empire.

Le castor rouge...

Le «castor rouge» (ultramontain et libéral indépendant) ne cesse de pourchasser et de mordre, à gauche, à droite, les rouges, les bleus, à Québec, à Ottawa.

Ce qu'il prêche, en substance, c'est:

- le respect intégral du «pacte» conclu en 1867 entre les deux «races» qui ont entériné la Confédération canadienne;

- l'autonomie du Canada face à l'Empire britannique, que ce soit en Afrique (guerre des Boers) ou ailleurs, en temps de guerre et de paix;

- l'autonomie des provinces, face à Ottawa, dans les domaines qui relèvent de leurs compétences;

- le respect des droits de la minorité anglophone au Québec et des minorités francophones dans les autres provinces, au Nouveau-Brunswick, en Ontario, au Manitoba et ailleurs, partout où elles sont mises à mal par les gouvernements et le clergé.

«Pèlerinages»

Passant de la parole aux actes, Bourassa et les amis du Devoir organisent des excursions, des «pèlerinages» en Acadie, en Ontario, dans l'Ouest canadien et même en Nouvelle-Angleterre, pour ranimer la flamme francophone et soutenir les énergies en butte à toutes les bassesses. Été 1913. De retour d'une tournée dans l'Ouest avec son meilleur collaborateur, Georges Pelletier, Bourassa conclut sa série d'articles le 1er août: «Le Canada sera nationaliste ou il cessera d'être.»

En 1914, il réclame à grands cris une ligue d'assainissement des moeurs publiques, aussi bien à Québec qu'à Montréal: «Une corruption effroyable gangrène les corps publics.»

Ultramontain — on dirait aujourd'hui plus catholique que le pape — Bourassa s'oppose farouchement au vote des femmes. «Laisserons-nous avilir nos femmes?», se demande-t-il en édito. Un non sec. Misogyne, il n'en réclame pas moins que les institutrices soient mieux payées et que les retraitées n'en soient pas réduites à la mendicité.

Moins de politique?

Les années sont difficiles, les adversaires coriaces, aussi bien à Québec qu'à Ottawa, mais Le Devoir survit. Traçant un bilan des cinq premières années, au Monument national, le 14 janvier 1915, Bourassa déclare:

«Les luttes politiques ont occupé dans le journal une place considérable, moins exclusive qu'on ne le croit généralement, mais plus large qu'elles n'y tiendront, je l'espère, à l'avenir.» Voeu pieux, évidemment, du moins jusqu'au premier référendum québécois, celui de mai 1980. Journal politique et religieux, imbu de la doctrine sociale de l'Église mais dirigé par des laïcs. «Toujours prêts à obéir joyeusement à la voix de l'Église quand elle nous dira que nous faisons fausse route, nous n'éprouvons aucun embarras à exprimer nettement notre pensée sur toute question politique ou nationale, même si elle diffère en tout ou en partie de l'opinion libre de tout prêtre ou de tout évêque... Nous avons, Dieu merci, la pudeur comme la fierté de nos sacrifices. Du reste, personne ne comprend mieux que nous qu'une oeuvre comme la nôtre ne vaut que par les sacrifices qu'elle coûte à ceux qui l'accomplissent.»

Bien des générations d'artisans du Devoir l'ont aussi appris et subi à la dure...

«Sacrifice»

Janvier 1920. Qualifiant les autres journaux, rouges et bleus confondus, de «brûle-gueule» et de «tord-boyaux», Bourassa se félicite de l'indépendance, des principes, de la tenue morale et intellectuelle du Devoir.

«Oh! je le sais, ce n'est pas la route du succès prompt et facile. Que voulez-vous? Le Devoir n'est pas appelé à suivre les pentes douces... qui souvent mènent aux fondrières. OEuvre de sacrifices et d'efforts constants, il se maintiendra par le sacrifice et l'effort.»

Le démon de la politique continue de tourmenter Bourassa. Après sa courte incursion à Québec, il se consacre au Devoir et à ses nombreuses autres «oeuvres», mais il se fait réélire député indépendant de Labelle de 1925 à 1935. Défait cette année-là, à 68 ans, il met finalement un terme à une longue et exceptionnelle carrière politique, ayant notamment représenté ses concitoyens dans les deux capitales pendant un quart de siècle.

Toutefois, dès le milieu de la décennie 1920, il avait pris ses distances. D'abord avec l'administration du journal, la confiant à ses fidèles et dévoués acolytes, Omer Héroux et Georges Pelletier, d'une part, Louis Dupire, Paul Sauriol et quelques autres jeunes «disciples», d'autre part. Le fougueux porte-étendard du Devoir et de «Fais ce que dois» rompt même avec le nationalisme canadien, si modéré soit-il, à la suite d'une audience privée avec le pape Pie XI, inquiet de la montée des nationalismes ethniques en Europe et de l'ombre menaçante d'une autre guerre, l'apocalypse mondiale de 1939-1945.

Gilles Lesage

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