La femme au foyer et dans le monde - «Où commence et où s'arrête notre rôle d'éducatrice»

 Rien n'est négligé pour mieux informer les lectrices et lecteurs du Devoir et les amener à former leur propre jugement.
Photo: - Le Devoir Rien n'est négligé pour mieux informer les lectrices et lecteurs du Devoir et les amener à former leur propre jugement.

À la une de son édition du 7 octobre 1911, Le Devoir constate qu'il n'a pas fait à son lectorat féminin la part aussi large qu'il se le proposait dès les premières heures de sa publication. Il annonce à ses lectrices que, «pour les récompenser de leur patience et leur témoigner sa reconnaissance», une page hebdomadaire leur sera entièrement consacrée sous le titre «Notre page féminine» dès le jeudi suivant, soit le 12 octobre. Et d'ajouter fièrement qu'il en confie la direction et la rédaction à «une des femmes les plus cultivées de la province», Fadette, dont les lettres très prisées feront époque.

Fadette, une nouvelle recrue, a l'ambition «de faire de cette page la plus pratique, la plus jolie et la mieux écrite qu'il y ait dans tous les journaux canadiens-français du pays». Il semble qu'elle ait remporté son pari, même si l'histoire ne le confirme pas.

À vrai dire, quelques mois après sa fondation, dès le 12 mars 1910, le journal publie tous les samedis une chronique intitulée «Pour vous mesdames», qui n'était somme toute que des nouvelles aux titres peu inspirants: «Charité intelligente», «Modes printanières», «Plats de carême»! Le Devoir a vite éprouvé le besoin de faire son mea culpa.

La page dite féminine ne paraîtra toutefois, sur une base régulière, qu'à partir du 19 mars 1928. En 1955, Germaine Bernier, qui, seule pendant 33 ans, a réussi à diriger et à rédiger cette page, la rebaptise du nom de «La femme au foyer et dans le monde». Plume solide, profondément attachée à la qualité de la langue française, Mme Bernier se préoccupe de la montée des femmes dans la société ici et ailleurs, elle s'intéresse particulièrement aux arts, à la littérature. Elle travaille confinée dans son petit bureau, loin des bruits de la salle de rédaction et de ses collègues tous masculins à l'époque. Elle ne relève que de la seule autorité du directeur du journal.

Vint Chalvin

Lorsqu'elle prend sa retraite, la direction nomme, le 2 mars 1963, Solange Chalvin responsable de la page féminine du Devoir, qui tombe alors sous la responsabilité du chef des nouvelles. Madame Chalvin se taille rapidement une place parmi ses confrères journalistes. Dès son entrée en fonction, elle fait appel à la collaboration des lectrices et lecteurs du Devoir et les invite à engager le dialogue. Bien sûr, dans cette page, on y parle mode, cuisine, soins médicaux, mais on y traite aussi, largement, de tous les grands problèmes de l'heure. «Nous nous réunirons [...] pour discuter de notre statut dans la province de Québec, nous essaierons de savoir où commence et où s'arrête notre rôle d'éducatrice dans la formation scolaire et universitaire de nos enfants, quelle place nous occupons au sein des commissions scolaires, des syndicats, des commissions d'enquête», écrit-elle dans sa première prise de contact avec son public lecteur. «Nous nous interrogerons pour savoir si les allocations familiales correspondent à nos besoins réels, pourquoi les hommes se désintéressent trop souvent des résultats scolaires de leurs enfants, si nos associations féminines valent la peine qu'on y perde autant d'énergie et de temps [...]. Nous inviterons [les hommes] à venir nous dire à l'occasion ce qu'ils pensent de nous et en quoi ils travaillent à relever le statut de la femme au Québec.»

Le programme est large et ambitieux, on renomme la page «L'univers féminin», puis, le 13 septembre 1969, elle devient la «Condition féminine», et, le 25 mars 1970, «Famille et société». Promesse tenue, aucun sujet n'est tabou. On y parle de la limitation des naissances, de la pilule anticonceptionnelle, de l'avortement et de l'affaire Morgentaler, de la Loi sur le divorce adoptée le 19 décembre 1967, de la commission Bird sur la condition des femmes au Canada, dont le rapport de près de 500 pages, publié en décembre 1970, préconise un imposant programme de réformes, ce qui suscitera d'abondantes réactions tant dans les journaux qu'au sein du public. Rien n'est négligé pour mieux informer les lectrices et lecteurs du Devoir et les amener à former leur propre jugement.

«Féminin pluriel»

Après un voyage en France pour y observer la place réservée aux femmes dans les quotidiens de ce pays, Mme Chalvin, avec l'assentiment de la direction du Devoir, décide d'abolir la page féminine, qui est publiée pour la dernière fois le 27 février 1971. Personne n'y perdra au change puisque les nouvelles qui y trouvaient leur place seront, comme toute autre nouvelle, jugées au mérite et paraîtront, selon leur importance, à la une, à la trois ou ailleurs dans le journal. Solange Chalvin se voit alors attribuer le secteur des affaires sociales, puis elle quitte Le Devoir en 1975 pour occuper le poste de secrétaire générale du Comité pour la protection de la jeunesse et, finalement, de présidente de l'Office de la langue française. On me confie le secteur de la consommation et du panier à provisions puis, lors de l'Année de la femme, en 1975, de la chronique hebdomadaire «Féminin pluriel» qui, à la demande des regroupements féminins, se prolonge quelques années de plus. Après le départ de Mme Chalvin, je deviens à mon tour responsable de l'important secteur de la santé et des affaires sociales, poste que j'ai occupé jusqu'à ma retraite, en 1990.

Au fil des ans, les femmes de plus en plus nombreuses se sont taillé une place au sein de l'équipe des journalistes du Devoir comme dans les autres salles de rédaction des journaux du Québec. On les retrouve aussi bien à l'information générale qu'à l'éditorial et dans les secteurs spécialisés: politique, économie, cahier littéraire, pour ne nommer que ceux-là. Les salaires pour les unes comme pour les autres sont les mêmes grâce aux syndicats, qui ont ainsi contribué à l'égalité entre hommes et femmes. Toutes les portes leur sont ouvertes, y compris celles de la direction du journal, poste occupé par Lise Bissonnette de 1990 à 1998, alors qu'elle est nommée présidente-directrice générale de la Grande Bibliothèque.

Les femmes au Devoir continuent d'avancer sur le chemin qui leur a été ouvert par les pionnières et c'est tant mieux! On ne peut que s'en réjouir.

Renée Rowan

Renée Rowan a travaillé plus de 40 ans au Devoir, d'abord, à partir de 1944, comme secrétaire de son oncle, Georges Pelletier, puis du nouveau directeur Gérald Filion, qui la nommera journaliste, fonction qu'elle gardera jusqu'à son départ en 1990. Elle développera notamment le créneau de la condition féminine et de la consommation. Elle continuera par la suite à signer des textes comme pigiste, collaborant notamment au cahier Livres du Devoir.

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