La langue de chez nous - «Triste et éternel combat linguistique»

En 1955, le Canadien National provoque brutalement les Québécois en voulant baptiser son nouvel hôtel du nom de The Queen Elizabeth Hotel, suscitant la colère des francophones de la province.
Photo: Jacques Grenier - Le Devoir En 1955, le Canadien National provoque brutalement les Québécois en voulant baptiser son nouvel hôtel du nom de The Queen Elizabeth Hotel, suscitant la colère des francophones de la province.

Le Devoir n'avait pas six mois lorsqu'il s'est engagé dans sa première bataille pour la langue française. Oh, c'était pour une affaire plutôt banale: dans les transports publics, les billets étaient unilingues anglais!

Le député Armand Lavergne avait fait le voyage en bateau entre Montréal et Québec. Tout y était unilingue anglais, raconta-t-il dans Le Devoir: son billet, le menu, le personnel, tout. C'en était trop. Il fit modifier le Code civil pour que les billets soient dorénavant publiés dans les deux langues. «Question de justice», approuva Georges Pelletier.

Cette même année 1910, dans un discours devenu mythique, Henri Bourassa fit la leçon au très britannique délégué apostolique et cardinal de Westminster. Il avait dit préférer, lors du Congrès eucharistique, qu'en Amérique du Nord l'Évangile soit annoncé et prêché en anglais.

Dans l'église Notre-Dame remplie à craquer, Bourassa lui répliqua: «Oui, quand le Christ était attaqué par les Iroquois, quand le Christ était renié par les Anglais, quand le Christ était combattu par tout le monde, nous l'avons confessé et nous l'avons confessé dans notre langue.» L'assemblée l'acclama!

Bilinguisme? Non!

Après, la bataille s'est déroulée ailleurs. En 1927, Le Devoir réclame les timbres bilingues, puis, en 1937, des billets de banque bilingues. Et 25 ans plus tard et après huit ans de débats, Ottawa annonce que les chèques d'allocations familiales et de «pension» seront bilingues. André Laurendeau dit non: «C'est trop tard et trop peu.» Et ce 20 janvier 1962, il signe un éditorial qu'il intitule «Pour une enquête sur le bilinguisme».

«Le bilinguisme des chèques, écrit-il, c'est une mesure tardive, qui ne répond aucunement aux aspirations actuelles des Canadiens français. Ils en ont assez de ces concessions à la petite décennie. Ils demandent si l'on tient à leur présence au sein de la Confédération, une réforme autrement plus générale [...]. La politique des Canadiens français a consisté à demander à Ottawa des grosses miettes et la politique d'Ottawa, au hasard des élections, a consisté à leur en accorder des petites.» Il propose un «moratoire sur les miettes» et réclame la tenue d'une commission royale d'enquête sur le bilinguisme. Il l'obtiendra et la coprésidera avec Davidson Dunton. Son éditorial aura changé le cours de l'histoire du pays en matière de langue.

Mais le contexte politique change aussi profondément. D'abord, en 1955, il se produit un événement déclencheur qui, cette fois, se passe au Québec: le Canadien National provoque brutalement les Québécois en voulant baptiser ainsi son nouvel hôtel du boulevard Dorchester: The Queen Elizabeth Hotel. Sous le leadership de Pierre Laporte, 250 000 personnes signent une pétition pour qu'on le nomme plutôt Le Château Maisonneuve. En vain.

La provocation du CN est vécue comme un geste colonial. Aussi, Laporte écrira dans L'Action nationale que, dorénavant, c'est au Québec même que doit se mener la bataille, car c'est le seul endroit où les francophones forment la majorité. À compter de cette date, les Canadiens français deviendront progressivement des Québécois.

Et, peu après, émerge la menace séparatiste. Laurendeau ne s'y trompe pas: «Il y a le malaise canadien-français, de plus en plus ressenti, de plus en plus aigu. L'estimerait-on si peu important qu'on puisse se permettre de le laisser pourrir indéfiniment? À l'heure actuelle, ce champ est abandonné aux séparatistes.»

Pour les parer, la commission Laurendeau-Dunton proposera une politique linguistique fondée sur l'égalité des peuples fondateurs. Mais à cette vision s'opposera progressivement et vigoureusement une autre, proprement québécoise, fondée sur la primauté du français.

Vers la loi 101

Pour un temps, Le Devoir sera tiraillé entre les visions canadienne et québécoise. Mais un Québec français dans un Canada bilingue est une contradiction structurelle. Du reste, la commission Laurendeau-Dunton l'avait déjà pressenti dès 1965. Elle écrivait: «Ce sont les anglophones qui ont manifesté le plus de confiance dans les vertus curatives du bilinguisme. [...] Pour eux, c'est la clé du problème [...]. Par contre, [...] le Québec montrait beaucoup de réserve à l'endroit du bilinguisme. Ce comportement nous a semblé tenir pour une part à la conviction de nos interlocuteurs que seuls les Canadiens français ont jusqu'ici fait les frais du bilinguisme.»

Claude Ryan souscrit d'abord à la vision de Laurendeau-Dunton. Au moment de la crise de Saint-Léonard en 1968 sur les écoles bilingues, il écrit: «Nous rejetons tout ce qui contredit, implicitement ou explicitement, les postulats fondamentaux du rapport Laurendeau-Dunton.» Néanmoins, vu la situation du Québec, il convient qu'il faut accorder une «priorité raisonnable» au français. Aussi, en matière scolaire, il est prêt «à étudier la possibilité d'établir des exigences plus nettes» à l'endroit des immigrants.

Puis, en 1974, la loi 22 fait du français la langue officielle du Québec. Pour ce qui est des principes, Ryan applaudit: la loi affirme la primauté du français «d'une manière qui tient compte des aspirations nouvelles de sa majorité francophone, sans effacer pour autant certains droits de la minorité anglophone». Sur les modalités, il se fait très critique. Et, trois ans plus tard, il combat énergiquement la loi 101 parce que, à ses yeux, elle nie les droits de la minorité.

Quand, en 1980, Pierre Elliott Trudeau entreprend de modifier la Constitution pour contrer les dispositions de la loi 101 en matière de langue d'enseignement, Ryan est devenu chef du Parti libéral du Québec et devra défendre la position du Québec. Jean-Louis Roy a pris sa relève au Devoir. Il mène à nouveau une lutte féroce contre le projet fédéral. Néanmoins, le rouleau compresseur écrasera tout.

Cette bataille, vieille de 29 ans déjà, aura été la dernière grande bataille du journal. Car, après, le Québec vivra une guérilla permanente pour conserver les acquis. «Triste et éternel combat linguistique», se désolera Le Devoir, après le dernier et désastreux jugement de la Cour suprême sur la loi 104.

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Jean-Pierre Proulx a été reporter à la religion et à l'éducation de 1968 à 1974. Il est passé ensuite au Conseil scolaire de l'île de Montréal à titre de secrétaire du Comité de restructuration scolaire (1974-1977), pour devenir ensuite responsable de l'application de la Charte de la langue française au ministère de l'Éducation. De retour au Devoir en septembre 1980, il a été successivement rédacteur en chef adjoint, puis reporter à l'éducation, et ce jusqu'en mai 1991. Il a alors occupé un poste de professeur à la faculté des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal jusqu'à sa retraite, en septembre dernier, avec un intermède de 2002 à 2006, période pendant laquelle il a présidé le Conseil supérieur de l'éducation.

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